La Gemäldegalerie accueille la superbe exposition Zwischen Schmerz und Seligkeit (Entre douleur et béatitude). Son commissaire, Erik Eising, nous en dévoile les coulisses.
Un des peintres flamands les plus importants du XVème siècle
L’exposition est entièrement dédiée à Hugo van der Goes, considéré comme le principal peintre flamand de la seconde moitié du XVème siècle. Qu’est-ce qui définit “l’importance” d’un peintre ? Au-delà de son talent, de la qualité de peinture, c’est l’impact qu’il a sur les autres peintres. Plus un peintre est copié, plus il est important, sans oublier les commanditaires qui demandent une peinture “dans le style de”.
Il y a une théâtralité dans les oeuvres d’Hugo van der Goes, qui n’est absolument pas caractéristique des oeuvres de cette époque.
Hugo van der Goes était un peintre très original. Sa manière de composer des scènes, le positionnement des protagonistes, les détails de l'arrière-plan, tout cela n’était pas très commun. Dans les peintures du XVème siècle, les visages sont relativement figés, inexpressifs, il y a une sorte de raideur ambiante. A l’inverse, les peintures d’Hugo vibrent. Les couleurs sont éclatantes, on lit les émotions, les personnages semblent respirer, prêts à bouger ou parler. On dirait davantage une scène de théâtre que de la peinture. La minutie et le raffinement des détails sont globalement impressionnants. Barbes, cheveux, tissus, on a presque l’impression que si on touche la toile, on va sentir la réalité de la texture.
L’oscillation permanente entre le génie et la folie
On ne sait rien de la vie du peintre avant qu’il ne soit connu et devienne inévitable. Hugo van der Goes a d’ailleurs été deux fois doyen de la guilde des peintres de Gand (élu, ce qui montre bien le niveau de reconnaissance de ses pairs). Après 8 ans de vie devant les projecteurs, il se retire dans un monastère à côté de Bruxelles, se soumet aux règles strictes du monastère et participe aux travaux manuels. La raison de cette décision est inconnue.
13 des 14 œuvres exposées ont été peintes au monastère, et il aurait eu besoin de presque 10 ans pour honorer son carnet de commandes.
La prise de distance n’est que de courte durée : il reçoit de nombreuses visites de notables et continue à peindre. Son carnet de commandes s’allonge, la charge est telle qu'il lui aurait fallu neuf ans pour terminer toutes les peintures commandées. Cela paraît énorme, mais il était très sollicité, et plusieurs de ses œuvres mesurent plus de deux mètres, la plus grande atteignant les six mètres, c’est forcément chronophage, même s'il avait des aides.
Cette situation est un sujet d’angoisse pour lui, il est agité et préoccupé. La pression est compréhensible, vu le profil de ses visiteurs et commissionnaires : des membres de la cour du duc de Bourgogne, puis des Habsbourg, Maximilien Ier avant qu'il ne devienne empereur, entre autres. Petite anecdote : les peintures étaient souvent des décorations pour des fêtes. Beaucoup plus grandioses que des serpentins.
Selon les mémoires d'un des moines, lors d'un trajet retour de Cologne, Hugo craque, assure être possédé et tente de mettre fin à ses jours. Hospitalisé, on le traite avec de la musique, pratique qui vient de l’ancien testament, quand David jouait pour le roi Saül, lui aussi habité par un esprit mauvais. Dans le cas d'Hugo, ça n'a pas vraiment aidé. Il sort de l'hôpital et revient au monastère, mais il n’est plus lui-même, en proie à ses démons, et ne peint plus. Il mourra peu de temps après son retour.
Une exposition unique en son genre
La Gemäldegalerie possède trois œuvres d’Hugo van der Goes, plus que tous les autres musées du monde. C'est d'ailleurs comme cela qu'est venue l'idée de cette exposition : deux toiles viennent d'être restaurées. De ternes, foncées jaunissantes, elles ont l'air fraîchement peintes, les couleurs vibrent. Avoir toutes les toiles au même endroit serait une première, et pour les historiens notamment, une véritable aubaine.
En début de carrière, les peintres font attention aux détails, sont minutieux pour la moindre fleur. Et au bout d'un moment, à la fois pour être plus libre et plus efficace, cette minutie disparaît. Cela aide à dater des toiles dans le parcours d’un peintre.
Quand on a la possibilité de comparer les originaux côte à côte, on fait des découvertes, certains détails qui avaient pu échapper sautent aux yeux, et cela permet même de mettre fin à des débats : les historiens étaient partagés au sujet d’une peinture représentant Saint Luc. Après s’être longtemps demandé si c’était bien l'œuvre d’Hugo van der Goes, une question subsistait : de quelle époque ? En comparant avec les autres toiles, celle-ci est très riche en détails. Hors, la minutie, la richesse des détails sont caractéristiques du début de carrière d'un peintre (on observe cela avec Rembrandt également). Plus le peintre progresse, plus il va à l'efficacité. Et ainsi, la toile a été datée au début de la carrière du peintre, alors qu'on la pensait plutôt à la fin quand il était au monastère.
2023, © Staatliche Museen zu Berlin / David von Becker
Deux peintures n'ont pu être exposées : le Triptyque Portinari (Galerie des offices) est littéralement intransportable avec ses 6 mètres, et le retable de la Trinité (National gallery of Scotland), qui appartient à la collection de la famille royale d’Angleterre, est trop fragile pour voyager. Tout le reste est là.
Le commissaire d'exposition, un homme orchestre qui doit savoir s'adapter
Derrière cette exposition (comme sans doute beaucoup d’autres), il y a tout un tas d’anecdotes et de rebondissements.
Prévue en 2021, repoussée au printemps 2022, l’exposition est une nouvelle fois reportée - les conséquences du covid. D'habitude, le commissaire d'exposition voit les toiles avant. Sauf que lorsque l'exposition est actée, et qu'on commence la rédaction du catalogue, voyager est impossible. Il faudra donc faire sans, d'après des photos. Fort heureusement, le catalogue tient la route ! Certaines des peintures doivent être traitées avant de voyager, les cadres renforcés, mais tout ce travail de préparation est retardé par le travail à distance. La décision est prise de reporter au printemps 2023 - de cette manière, l'exposition sera plus riche, certaines toiles n'auraient pu être présentes si on avait respecté la date initiale. Cela laisse plus de temps pour faire des recherches, échanger et aboutir les réflexions.
Trois ans pour organiser une exposition, cela laisse songeur. Si le covid n'a pas simplifié la tâche, c'est un délai relativement normal pour une exposition de cette ampleur. Évidemment tout est faisable en moins de temps, mais la qualité s'en ressentirait.
2023, © Staatliche Museen zu Berlin / David von Becker
Certains procédés sont intrinsèquement longs. Par exemple, on contacte les musées pour leur demander de prêter les œuvres. Par courrier. Et on attend la réponse. Par courrier. Tout cela se fait de manière très officielle et pas du tout dématérialisée. Et comme il y a ensuite tout un processus décisionnel complexe, cela prend des mois pour avoir les accords.
Ensuite, place à la discussion et à la négociation, essentiellement autour des assurances. La Gemäldegalerie a sa propre assurance, mais certains musées veulent la leur, ou revoir les conditions. Puis ce sont les échanges autour des conditions climatiques, qui vont de 18 à 21 degrés et de 50 à 55% d'humidité. Pour mettre tout le monde d'accord, ce sera 20 degrés et 50%. Mais comme on est en pleine crise énergétique, comme tous les musées d'État, la Gemäldegalerie est à 19 degrés. Et donc une seule salle sera à 20. Sauf qu’une des toiles, qui est dans la cathédrale de Bruges, a besoin de davantage d’humidité. Alors que la Gemäldegalerie n’a pas encore le feu vert officiel, il faut anticiper car il n’est pas envisageable de craqueler la peinture ! On construit donc un caisson d’isolation climatique spécial. Tout comme pour le transport (un caisson dans un caisson dans un camion, le tout empêchant la toile de subir des variations de température et d'humidité), ce sont de véritables poupées russes de conditions climatiques !
Nous sommes des chercheurs, des sortes de geek de l’histoire de l'art, nous voulons savoir, comprendre les peintures de manière approfondie. Mais bien sûr, nous sommes également là pour nos visiteurs, pour notre public.
L'espace est relativement flexible, on peut faire ce qu'on veut, le tout est de savoir comment raconter l'histoire. L'exposition doit trouver son public, pas juste réjouir une poignée d'initiés. Il faut choisir la bonne lumière, les bonnes couleurs - ici, du gris, les couleurs des peintures étant si flamboyantes et uniques qu'il ne faudrait pas les éteindre ou les faire visuellement concurrence. Les couleurs des textes, leur hauteur, leur taille pour être lisibles de loin mais ne pas être omniprésents, toutes ces décisions, c'est le travail du commissaire d'exposition. Tout comme l'organisation des prêts. La rédaction des textes. C'est un peu le grand écart des compétences.
Un des parti-pris osés de l'exposition, c'est d'avoir "complété" une toile, le retable de Montforte. Ce triptyque (dont les deux panneaux latéraux ont disparu) montrant l’adoration des mages, atterrit dans l'église d'un monastère espagnol, où pour des raisons pratiques, la partie supérieure du panneau central est coupée : il faut que ça tienne sur l'autel. Grâce à un dessin d’Hugo van der Goes, on sait à quoi elle ressemblait, le haut du bâtiment, le ciel, des anges. Plutôt qu’à Photoshop, on fait appel au restaurateur de la Gemäldegalerie pour reconstituer la partie manquante. Le résultat est à la hauteur des attentes, l'œuvre prend tout son sens et respire comme elle le devrait. Une expérience intéressante dans une exposition assez traditionnelle !
Découvrez l’exposition Hugo van der Goes, Zwischen Schmerz und Seligkeit à la Gemälde Galerie, jusqu’au 16 Juillet 2023.
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