Le 13 août 2019, un long article du journal Pauk Phaw racontait l’histoire d’une femme kachin, une ethnie du nord de la Birmanie, et de son époux chinois, ensembles sur « un chemin heureux et plaisant ». « Depuis que je suis en Chine, durant mes cinq années de mariage, je vis dans une maison neuve, j’ai un travail dans l’entretien. Je me sens très reconnaissante et épanouie », déclarait la femme. Un récit édifiant pour quiconque connaît les témoignages de ces quelque 21 000 femmes et jeunes filles du nord et de l'est de la Birmanie victimes d’enlèvement et de mariages forcés avec des citoyens chinois entre 2013 et 2017. Enlevées et vendues entre 2 500 et 12 000 euros pour pallier au manque de femmes dans l’Empire du milieu suite à la politique de l’enfant unique qui a vu de nombreux couples pratiquer l’infanticide afin de choisir un enfant mâle et qui aboutit aujourd’hui à un déficit estimé de 40 millions de femmes en Chine par rapport au nombre d’hommes.
Un phénomène que Pauk Phaw semble ignorer dans sa volonté de conter une belle histoire d’amour consenti et rêvée entre un gentil chinois et une gracieuse kachin. Belle, consentie… et intégralement fausse ! Car si Pauk Phaw est publié en birman, ce journal est géré par le Département de Propagande du gouvernement de la province du Yunnan, en Chine, qui est située à la frontière des états Kachin et Shan. Pauk Phaw n’est malheureusement que l’un de ses médias diffusés en birman et créés de toutes pièces par Pékin ces dernières années dans l’optique de présenter la Chine et ses pratiques sous un jour positif.
Partenaires économiques depuis des décennies, la Chine reconnaît le potentiel économique de la Birmanie dans l’Asie du Sud-Est – le pays est situé au carrefour de deux grandes puissances, la Chine et l’Inde, possède un littoral d’environ 2000 kilomètres, et des ressources naturelles abondantes et encore peu exploitées. C’est pourquoi la grande puissance régionale a lancé ces dernières années plusieurs projets d’infrastructures à grande échelle : le barrage hydro-électrique de Myitsone, dans le Kachin, le projet de zone économique spéciale (ZES) et de port en eau profonde de Kyaukphyu, dans l’Arakan, ou encore la construction d’une voie rapide jusqu’au Yunnan, qui permettrait de relier cette province chinoise à l’Océan Indien… En outre, les entreprises chinoises s’implantent de plus en plus en Birmanie, tout comme les particuliers qui acquièrent beaucoup de terres, notamment dans la région de Mandalay et dans le centre du pays.
Autant d’éléments qui donnent l’impression aux Birmans que Pékin « achète » peu à peu leur pays et qui provoquent un rejet global des Chinois au sein de l’opinion publique birmane, rejet reposant en parti sur le racisme, sur une grande défiance, sur des rumeurs, mais aussi sur des faits établis comme le comportement souvent violent ou à tout le moins arrogant des propriétaires et des hommes d’affaires chinois vis-à-vis des locaux, ou donc les témoignages de ces épouses birmanes enlevées, mariées de force et violemment traitées comme des esclaves. Accusés d’ingérence, de privilégier l’intérêt chinois dans les retombées économiques de ses projets, de pousser la Birmanie à s’endetter, de détruire l’environnement, les investisseurs chinois ont dû trouver une façon de présenter leurs intentions avec plus de subtilité et de bienveillance.
Le sentiment anti-chinois étant prégnant non seulement en Birmanie mais globalement dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, Pékin a décidé de réagir par le soft power, en consacrant depuis 2009 un montant de plus de 6 milliards d’euros afin d’étendre sa présence médiatique à l’international, via l’embauche de journalistes locaux chargés de travailler pour ses médias chinois implantés à l’étranger et d’y ouvrir des nouveaux bureaux. En Birmanie, l’objectif est clair : convaincre politiciens, universitaires, journalistes et public des bénéfices des projets économiques entre la Birmanie et la superpuissance voisine. Plus d’une douzaine de médias en ligne ou papier publient aujourd’hui des articles favorables à la Chine, ou ont été contactés pour partager du contenu créé par un média gouvernemental chinois. L’agence de presse chinoise officielle Xinhua a ainsi ouvert son service en langue birmane en mai 2015.
Cette propagande d’état prend plusieurs formes, de la visite de délégations chinoises dans les rédactions birmanes, comme à Mizzima le 24 octobre, jusqu’au partenariat d’échange d’articles, comme avec le Myitkyina News Journal. C’est ainsi que Dehong Media Group, l’entreprise d'État qui publie Pauk Phaw, a conclu un accord de partage de contenu avec ce titre local kachin indépendant et revendicatif, très attaché à la liberté de la presse. « Il existe de nombreuses entreprises chinoises dans notre région, mais la plupart n’ont pas de porte-parole. Elles ne sont venues que pour investir mais ne disent rien aux journalistes et aux médias. Nous avons collaboré avec Pauk Phaw dans l'espoir d'obtenir des sources », explique Seng Mai Maran, cofondatrice et rédactrice en chef du Myitkyina News Journal, gagnante du festival de photojournalisme Yangon Photo Festival en 2018. Le Myitkyina News Journal partage essentiellement des articles de Pauk Phaw portant sur les échanges commerciaux entre les deux pays, et son homologue ne reprend du journal kachin que des articles économiques et de divertissement. « Comme la plupart de nos reportages concernent les conflits armés et la politique, ils ne les republient presque jamais », précise Seng Mai Maran.
De son côté, le journal national 7Days, suivi par plus de 23 millions d’abonnés sur Facebook, a publié plusieurs publireportages fournis par un média gouvernemental chinois, comme une série de six pages faisant la promotion de la « Belt and Road Initiative », au moment de la visite en Chine de la Conseillère d’état Aung San Suu Kyi au forum dédié au projet. Cette nouvelle « Route de la Soie » devrait relier la Chine à l’Europe via un ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires.
Initialement contactée par Xinhua, la rédaction de 7Days s’est ensuite vue proposer de l’argent par des représentants de l’ambassade de Chine en Birmanie et d’un journal gouvernemental, le Guangming Daily, en échange du partage de contenu prochinois. L’un des articles soumis devait ainsi contrebalancer l’opinion selon laquelle la Chine pousse la Birmanie à s’endetter via ses prêts de développement. Le personnel de l’ambassade chinoise est venu donner en mains propres l’article aux éditeurs de 7Days, dans lequel était indiqué que cette rumeur d’endettement était diffusée par des médias « irresponsables ». De l’argent bien tentant dans une industrie birmane des médias en grandes difficultés, notamment financières.
Si 7Days a refusé la publication, citant sa ligne éditoriale, d’autres l’ont diffusée, comme la version en langue birmane de Mizzima, ou Myanma Platform, média présent sur Facebook, dont le gérant est membre exécutif de l’Association d’Amitié Birmano-chinoise, et qui compte cinq citoyens chinois dans son conseil d’administration. Le week-end dernier, 7 et 8 décembre 2019, la Une du site en anglais de Mizzima faisait encore l’apologie de la coopération avec la Chine. Et afin de se donner un petit air plus éthique ou moins vendu, certains médias choisissent de présenter les contenus proposés par la Chine comme « contenu sponsorisé », mais il a été montré que le lecteur ne relève pas ce genre de nuance…
Facebook, principale source « d’information » et d’actualité pour les Birmans héberge la version birmane de Xinhua. La page affiche 66 millions d’abonnés – malgré une population birmane estimée à 53 millions, avec 20 millions d’usagers actifs… Et malgré cela, sans doute mécontente du peu d’écho de sa propagande pour l’instant, Pékin a licencié 6 journalistes de ses bureaux birmans de Xinhua le 3 décembre dernier, dont le rédacteur en chef Tun Tun Oo.
L’influence de l’Empire du milieu passe également par l’invitation de journalistes et politiciens à visiter le pays. Plusieurs centaines de journalistes birmans ont pris part à ces voyages officiels ces dernières années. Sein Win Aung, qui a été ambassadeur de Birmanie à Pékin de 2001 à 2003 et qui est le parrain du magazine Mandalay Today, fait partie de ceux qui sélectionnent les invités. « Nous choisissons ceux qui écriront la vérité », a-t-il déclaré. Certains journalistes, a-t-il ajouté, « détestent les Chinois. Si nous les choisissons, il n'y a aucun avantage et c'est un gaspillage d'argent. » Autant pour la liberté d’expression…
Seng Mai Maran, éditrice en chef du Myitkyina News Journal, a personnellement pris part à l’un de ces voyages. Les représentants des médias qui l’ont accueillie lui ont proposé des équipements de haute qualité pour améliorer sa salle de rédaction, tout en lui demandant comment les investisseurs européens et américains la soutenaient. « J’ai l’impression qu’ils veulent nous approcher de la même façon que le font les pays européens et américains aujourd’hui », conclut-elle.