Notre rédaction est allée à la rencontre de l’une des poétesses vivantes les plus connues de Roumanie, Ana Blandiana. Nous avons rendez-vous avec elle dans l'intimité de son bureau où, souriante et disponible, cette femme nous met immédiatement à l'aise. Interdite pendant le régime communiste, elle est aujourd'hui devenue un symbole de la résistance pour une jeunesse en colère. Présente lors des manifestations, Ana Blandiana ne s'est pas coupée de la réalité de son pays qu'elle n'a jamais quitté. Elle tente, pour paraphraser Albert Camus, un autre grand résistant des mots, d’empêcher « que le monde ne se défasse » à défaut de pouvoir le changer.
Si je partais et si Ceausescu restait, cela voulait dire qu’il était plus représentatif pour les Roumains que moi. Je ne pouvais pas l’accepter, Ceausescu ne devait pas être l’image de mon peuple.
Grégory Rateau : Vous avez connu la censure sous l’époque communiste. Je repense à cette phrase de Sartre « l’homme n’a jamais été aussi libre que sous l’occupation ». Pensez-vous que l’artiste peut être stimulé par les contraintes ?
Ana Blandiana : Il y a environ 10 ans, nous avons organisé à Sighet, près du mémorial, une conférence internationale sur la liberté en prison. Des écrivains de tous les pays ont participé, des détenus politiques, il y avait l’Ambassadeur du Portugal qui avait été détenu pendant l’ex-période fasciste du Portugal. La conclusion, c’est exactement ça, et c'est drôle parce que vous me la posez d’emblée (rires). En prison ils étaient beaucoup plus libres car il n’y avait plus aucune liberté. Brusquement ils ne devaient plus lutter pour obtenir un peu de liberté. Ce n’est pas la même situation avec la censure car la censure était totale, on luttait tous les jours contre elle, parfois j’étais vaincue, parfois j’étais victorieuse, mais on ne pouvait jamais se reposer sur nos lauriers.
J’ai appris que les gens recopiaient vos poèmes qui étaient interdits pendant le communisme pour leur permettre de circuler malgré tout, un peu comme dans le roman Fahrenheit 451...
Oui, c’était incroyable mais malgré cela, même dans les dernières années de la censure, je luttais pour chaque vers, chaque ligne. A partir de ce moment-là, dès qu’un texte à moi avec mes vérités apparaissait c’était la preuve qu’en Roumanie il y avait de la liberté. C’était un symbole fort de résistance aussi pour les gens qui y contribuaient. Parfois j’avais des doutes car qu’est-ce qui était le mieux au fond, faire croire aux gens qu’une liberté était encore possible sous la dictature et peut-être leur faire nourrir de faux espoirs ou alors laisser le noir se répandre partout et s’installer la toute-puissance du dictateur Ceausescu? Parfois je ne le savais plus, c’était un combat terrible à mener au quotidien, contre moi-même également. J’ai choisi, j’ai finalement opté pour la première option et je ne l’ai, je crois, jamais regretté par la suite. Je me suis battue, j’ai lutté pour regagner ma liberté et celle du peuple auquel j’appartenais. En prison, les intervenants expliquaient d'ailleurs qu’ils n’avaient plus de couleur politique, leur liberté venait de leur absence de choix précisément.
Quel est le poème qui a été perçu comme étant le plus contestataire par le régime communiste ?
Le plus grand scandale a été avec le poème que j’ai publié en décembre 1984. Il s’intitulait « La croisade des enfants » et parlait des femmes qui étaient obligées de faire quatre enfants. Après cette date, les choses étaient encore pires, si je puis me permettre, car elles devaient en faire sans aucune limite (rires). Un autre qui a vraiment fait scandale c'est celui-là :
Je crois que nous sommes un peuple végétal,
Comment expliquer autrement le silence
Dans lequel nous attendons l’effeuillage ?
D’où vient le courage
De glisser sur le toboggan du sommeil
Jusqu’au tunnel de l’au-delà
Avec la certitude
Que nous serons capables
De renaître ?
Je crois que nous sommes un peuple végétal
Qui a jamais vu un arbre
S’insurger ?
(Traduction de Radu Bata)
Et il y avait également « Le tout », car Ceausescu avait l’habitude de dire cela, « On doit tout faire pour réussir ! ». J’ai donc expliqué ce que signifiait ce tout pour nous. J’ai été interdite, tous les membres de la rédaction "Amfiteatru" ont été licenciés. Je ne savais pas que le journal l’avait donné pour sa publication avec une caricature de Ceausescu en plus et une explication d’un universitaire pour montrer en quoi ce texte était subversif en Roumanie... Vous imaginez un peu le scandale! Ils s’étaient arrêtés sur le mot "chat" et je repense bien sûr à cette histoire où Ceausescu visitait un hôpital avec ses deux Doberman adorés. Il y avait des chats sauvages pour faire fuir les rats, et ces derniers se sont attaqués aux chiens du dictateur. Alors l’un des chiens s’est enfui! Imaginez un peu le ridicule avec l’un des gardes qui courait après lui. Les gens riaient beaucoup, mais pour Ceausescu ça été l’humiliation de trop, il a donc décidé de démolir l’hôpital.
Voyez-vous encore des séquelles du communisme aujourd’hui ?
Le communisme n’existe plus en tant que système mais il existe encore comme méthode de manipulation dont je ne pourrais jamais contester le génie. Il n’y a pas, à ma connaissance, dans les pays démocratiques et libres, ce talent-là (rires). Le pays était couvert par les réseaux tentaculaires de la Securitate qui surveillait tout le monde. Aujourd’hui les proches de ces gens-là ont pris la suite, cela ne fait aucun doute, leurs enfants, leurs amis, il ne s’agit plus d’un réseau politique mais bien d’un réseau mafieux. Ce qui s’est passé dernièrement avec les manifestations, quand ils ont menti sur les horaires, manipulé l’information, déformé les faits pour lancer les autorités contre la population pacifique, j’étais sur place et je l’ai vu de mes propres yeux. A la base, l’atmosphère était détendue, les gens étaient heureux et faisaient la fête. Par le passé, les manifestations étaient plus politiques, nous faisions des chansons contre le pouvoir en place, nous luttions tous ensemble pour préserver l’état de droit. Il y avait beaucoup de grands intellectuels qui étaient présents pour fédérer les gens, les guider, ce qui n’est pas exactement le cas aujourd’hui. Ils sont aujourd’hui trop vieux, ils ne sont plus de l’âge de la population, ils ne partagent plus la même vision que celle de la jeunesse. L’énergie des jeunes est là mais leur capacité à s’organiser n’est plus aussi efficace, il y a trop de voix discordantes, un manque d’unité générale. Je le dis toujours: il faut faire quelque chose de plus que d’être présent, il faut que quelque chose de mieux en sorte.
Comment percevez-vous la Roumanie d’aujourd’hui ?
Le plus important est d’aller voter, j’ai vu quelques pancartes sur le sujet mais pas assez. Les jeunes ne sont pas allés voter. Les vieux sont beaucoup plus disciplinés et eux sont allés voter.
Pourquoi êtes-vous restée en Roumanie ?
J’avais peur de ne plus pouvoir écrire si je me coupais de la réalité de mon pays. Ma mère était encore en vie, je ne pouvais me résoudre à la quitter. La vraie explication, celle que je n’avais pas le courage de m’avouer à l’époque, c’est que j’avais peur du ridicule, tout simplement, les gens m’auraient jugée comme un traître à la patrie. Si je partais et si Ceausescu restait, cela voulait dire qu’il était plus représentatif pour les Roumains que moi. Je ne pouvais pas l’accepter, Ceausescu ne devait pas être l’image de mon peuple.
Je comprends, il faut parfois autant de courage pour partir que pour rester.
Tout à fait. Je me souviens d’ailleurs, à ce propos, quand je voyageais et que je croisais des amis en exil, ils me conduisaient au train, à l’aéroport et les gens pleuraient, ils avaient pitié de moi, de me voir rentrer dans ce pays qu'ils avaient fui et moi j'avais pitié pour eux, de les voir ainsi privés de leur patrie. L’exil a été très difficile pour eux, pas seulement dans le sens de l’intégration mais parce que ce monde est très fermé même au sein de leur propre communauté. Dans la dernière période de Ceausescu, tout était encore plus compliqué car il avait envoyé des membres de la Securitate pour surveiller la population en exil, les gens se surveillaient donc les uns les autres, ils ne pouvaient plus se fier à personne, la délation a brisé les liens de la communauté et les gestes naturels de solidarité entre les membres de la diaspora roumaine, même entre des familles ou des amis.
Vous-même avez donc été isolée de vos amis ?
Oui, je n’avais même plus le courage de les contacter, de peur de les mettre dans l’embarras ou que l’un d’entre eux ne me trahisse à son tour, c’était terrible vraiment. Les conversations étaient toutes enregistrées et pouvaient desservir les uns et les autres, les familles surtout.
Avez-vous eu peur pour votre vie ?
Et bien non, mais il faut comprendre que j’étais interdite depuis mon premier poème, toutes les revues avaient reçu une circulaire, on parlait de moi comme la fille d’un ennemi du peuple, pendant 4 ans je ne pouvais plus écrire, enfin si, mais je ne pouvais plus publier, j’étais interdite à l’université, privée d’études supérieures. Pour une jeune fille doutant de son talent naissant, j’étais anéantie. Quand Ceausescu est arrivé au pouvoir, on a été plus libres d’une certaine manière, j’ai pu de nouveau publier et être traduite à l’étranger. Plusieurs écrivains et universitaires ont publié une lettre adressée à Ceausescu plaidant en ma faveur et Ceausescu a donc renoncé à me faire taire définitivement. J’ai donc commencé à écrire pour les enfants, j'ai essayé de détourner sa vigilance. Il n’y avait pas de censure dans ce secteur-là. Mais très vite mon chat, un personnage de mes livres, vous voyez on y revient (rires), est devenu très célèbre et à ce moment-là ils m’ont accusée à nouveau. Je ne m’en rendais pas compte moi-même, mais ce chat se comportait comme le dictateur, il le singeait en somme et le scandale m’a rattrapée. Les gens me demandaient : « Mais comment avez-vous eu ce courage? » mais la vérité c'est que je n’imaginais pas une seconde que les gens verraient le lien avec Ceausescu. C’était une forme d’irresponsabilité plus que du courage, la célébrité de mon chat l’avait rendu aussi égocentrique que Ceausescu. Le livre a disparu en quelques heures de toutes les librairies, preuve de l’exaspération générale. La Securitate voyait même des liens qui n’existaient pas. J’avais une voiture devant la maison 24h sur 24, mes livres ont dû quitter ma bibliothèque mais ils ne pouvaient plus m’arrêter, j’étais trop connue.
Vous avez donc expérimenté l’incroyable pouvoir des mots ?
Oui et à ce sujet et pour faire écho à votre première question, un poète anglais a voulu me rencontrer dans la chambre très célèbre de l’union des écrivains. Je savais que cet endroit était bourré de micros mais dans le fond je n’avais plus rien à cacher. Il m’a dit : « Vous ne pouvez pas imaginer combien je vous envie. » J’ai dit : Vous plaisantez, vous êtes libre alors que moi je suis interdite. » Et là il m’a répondu quelque chose que je n’oublierai jamais : « Mais vous ne comprenez pas, je suis libre oui, je peux écrire n’importe quoi, aller où je le désire, hurler contre la Reine, il n’y aura absolument aucun résultat. Tandis que vous, une simple syllabe suffit et tous et toutes sont pendus à vos lèvres. » La liberté de la parole a, aujourd’hui, diminué de son importance, il avait raison.
Il y a justement aujourd’hui un sérieux recul de la poésie, les poètes sont très peu édités, la poésie est un peu marginalisée par rapport aux autres arts.
J’avais, au début, 100 000 exemplaires de vendus, aujourd’hui mon plus grand titre n’a fait que 5 000 exemplaires, vous avez raison et je ne peux qu'imaginer le chemin de croix pour de jeunes inconnus du grand public. C’est ma conclusion mais quand même, en Occident, ces derniers temps, il y a de plus en plus de festivals de poésie. Même modestes, ces festivals rencontrent un certain engouement. Les gens consomment beaucoup trop à mon avis et ils ont beaucoup consommé par le passé, ils se basent uniquement sur la matérialité et en oublient les arts, la spiritualité. La poésie peut nous y aider, les arts peuvent nous ramener à nos racines. La nouvelle cathédrale du peuple, c’est le Mall, on y va pour se balader et regarder les objets, les vêtements. On doit vraiment ramener les gens aux choses plus élevées, c’est un nouveau combat à mener pour cette génération.
Vous pouvez trouver le dernier recueil de poésie d'Ana Blandiana traduit en français ici