Vous l’appelez Mustafa, vous renvoyez à son enfance, donc à une vision affective et sentimentale et ainsi vous pouvez heurter votre interlocuteur en niant son aspect héroïque. Vous l’appelez simplement Kemal ou Kemal Pacha, vous soulignez que c’était un officier de l’armée ottomane au départ. Ainsi, l’idée d’homme providentiel seul peut être affectée. Si vous l’appelez Atatürk, vous vous enfermerez dans une catégorie d’atatürkçü souvent très laïciste, nationaliste et élitiste. En tout cas, votre choix d’appeler le héros national de telle ou telle manière donnera des indices sur votre appartenance politique.
Il est né Mustafa en 1881, l’hagiographie kémaliste indique qu’il a pris le surnom de Kemal (parfait, mature) à l’école primaire. Il a fait une carrière militaire dans l’armée ottomane sous le nom de Mustafa Kemal, où il s’est illustré durant la bataille des Dardanelles (1915). Il a pris, avec quelques autres militaires et bureaucrates, comme Kazım Pacha (Karabekir), İsmet Pacha (İnönü) ou Rauf bey (Orbay), la tête du mouvement national en 1919 et en 1923, après avoir pu mater ses adversaires, et il est devenu le premier Président de la République de Turquie. En 1934, conformément à la loi des patronymes qu’il a lui-même initiée, il a reçu le patronyme d’Atatürk (Turc - ancêtre) pour, désormais, s’appeler Mustafa Kemal Atatürk. Comme ce patronyme était interdit à d’autres et comme il n’a eu aucun héritier, depuis son décès en 1938, personne ne s’appelle Atatürk en Turquie, ce qui accentue la perception de héros unique. Cette unicité a certainement contribué à la construction d’un culte de personnalité, culte renforcé par les bustes et statues qui parsèment les espaces et bâtiments publics, par les odonymes (les Atatürk Bulvarı ou Meydanı sont quasi-incontournables dans toutes les villes) et par une historiographie hagiographique. Ce culte de la personnalité a diminué dans les années 1990 et l’héritage d’Atatürk a commencé à être étudié un peu plus sereinement. Cependant, depuis que cet héritage a été systématiquement attaqué par les islamistes à partir des années 2000, Atatürk est redevenu une "valeur refuge", un tabou intouchable pour la bourgeoisie séculière. Il y a des écrivains qui font fortune avec des livres sur les plats préférés d’Atatürk, ses chansons préférées ou les sports qu’il suivait !
Le culte de la personnalité construit autour de la figure de Mustafa Kemal Atatürk a commencé, certes, de son vivant. Mais à partir du moment où il décède en 1938, à l’âge de 57 ans, ce processus s’accélère tant dans l’historiographie contemporaine que dans le symbolisme visible. Dans cette visibilité symbolique, le fait le plus marquant est la construction d’un mausolée, appelé Anıtkabir (mot à mot "sépulture monumentale", mais le terme est devenu désormais un nom propre -chemin inverse du Mausolée, donc-, et aucun autre monument ne peut s’appeler ainsi) sur une des collines surplombant la nouvelle capitale Ankara.
A la mort d’Atatürk, le 10 novembre 1938, son corps fut embaumé et mis en attente au musée ethnographique d’Ankara. Un concours d’architecture, lancé en 1941 pour la construction du mausolée en question, a été remporté par deux architectes turcs, Emin Orat et Orhan Arda. La construction a été achevée en 1952 et le corps d’Atatürk y fut transféré le 10 novembre 1953. Le bâtiment se présente comme une synthèse de l’architecture hittite, avec son allée principale bordée de lions, de l’architecture assyrienne avec ses bas-reliefs, de l’architecture classique grecque avec son pronaos à colonnades mais aussi soviétique avec ses angles droits et sa masse imposante, et surtout à travers les statues qui rappellent le réalisme socialiste. Conformément à l’orientation politique du moment, le bâtiment ne comporte aucune figure orientale, contrairement aux projets de l’architecte allemand Johannes Krüger ou celui de l’architecte italien Arnaldo Foschini.
Depuis que l’islam politique règne en Turquie, Anıtkabir est redevenu un symbole refuge, un lieu de mémoire vénéré. Le régime, après avoir boudé le lieu pendant la première décennie du XXIème siècle, s’en est accommodé peu à peu et semble l’avoir intériorisé. Bien évidemment, les élections de 2023 transformeront encore le symbolisme de ce lieu et de son illustre occupant.
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Depuis onze mois, toutes les deux semaines le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous a proposé un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers de courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous avez ainsi pu aller à la rencontre de concepts, mots et expressions ou de faits peu connus mais aussi de personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question.
Aujourd'hui, la lettre "A" vient donc clôturer cette série de découvertes.
Cependant, l'aventure pourrait se poursuivre... Samim Akgönül et lepetitjournal.com Istanbul songent à explorer d'autres éléments liés à une thématique turque particulière, comme les goûts, les sons, l'iconographie... À suivre !...
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Dernières publications de l'auteur :
> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;
> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;
> Akgönül Samim, La Turquie nouvelle" et les Franco-Turcs": une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.