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Migration aux États-Unis : « On veut leur travail, pas leur existence »

Depuis les années 2000, le durcissement des contrôles aux frontières n’a pas stoppé les flux migratoires vers les États-Unis, mais a contraint les travailleurs à s’installer durablement, souvent dans l’illégalité. Les migrants occupent pourtant des secteurs essentiels comme l’agriculture, la construction ou les services, tout en restant invisibilisés. « On prend la personne pour son travail, mais on ne veut pas sa famille, ni sa trajectoire sociale », analyse Delphine Mercier, sociologue au CNRS. Les États-Unis* peuvent-ils se passer de la main-d’œuvre issue de l’immigration ?

Photo d'un enfant migrant mexicainPhoto d'un enfant migrant mexicain
Écrit par Jean Bodéré
Publié le 16 février 2025, mis à jour le 17 février 2025

L’immigration façonne depuis toujours l’histoire des États-Unis. Construite par des vagues successives de populations venues chercher une vie meilleure, en expropriant les populations natives, la première puissance mondiale n’a jamais cessé d’attirer des travailleurs étrangers. « Le concept d’immigré correspond donc presque à la totalité des citoyens étasuniens », explique Delphine Mercier, sociologue, directrice de recherche au CNRS et experte sur les questions migratoires. Pourtant, la gestion des flux migratoires oscille entre nécessité économique et crispations politiques. Si les États-Unis dépendent fortement d’une main-d’œuvre immigrée pour soutenir des secteurs clés comme l’agriculture, la construction ou les services, les discours politiques adoptent régulièrement un ton alarmiste, transformant la migration en menace existentielle.

La migration entre le Mexique et les États-Unis illustre parfaitement ces contradictions. Autrefois régulée par des accords de travail temporaire, elle s’est transformée en un flux plus permanent sous l’effet des restrictions mises en place au début des années 2000. Loin de ralentir, le phénomène s’est diversifié, intégrant de nouveaux pays d’origine et s’adaptant aux contraintes législatives et sécuritaires. Derrière les débats politiques et les mesures répressives, une réalité s’impose : l’économie étasunienne repose sur ces travailleurs, souvent en situation précaire, voire illégale, qui occupent des postes indispensables, mais invisibilisés. Comment expliquer alors la persistance d’une politique anti-immigration lorsque le besoin de main-d’œuvre étrangère ne faiblit pas ?

 

 

Photo de migrants mexicains

 

 

États-Unis, un changement de regard sur l’immigration en 2001

Les relations migratoires entre le Mexique et les États-Unis ont longtemps fonctionné selon un principe de mobilité encadrée. Si Delphine Mercier précise qu’en « 1868 les mexicains ont changé de pays sans le quitter », les travailleurs saisonniers mexicains entraient et sortaient du territoire étasunien grâce à des programmes qui permettaient de répondre aux besoins de main-d’œuvre agricole. Un système qui a pris fin dans les années 1980, mais qui n’a pas empêché la migration de travail de perdurer dans un cadre fluide.

Un tournant s’opère en 2001, par le gouvernement de George W. Bush. L’administration étasunienne impose un contrôle strict des frontières, s’appuyant sur le Mexique pour endiguer les flux migratoires en provenance du Mexique et de l’Amérique centrale. Selon, Delphine Mercier, « les États-Unis ont externalisé leur contrôle migratoire au sud du Mexique. L’idée était de bloquer, trier les flux migratoires en provenance d’Amérique Centrale, transformant les travailleurs de fait en regroupements familiaux sédentarisés ». Une politique qui produit l’effet inverse de celui escompté. En rendant les allers-retours impossibles, les travailleurs mexicains et centraméricains choisissent de rester aux États-Unis plutôt que de risquer une expulsion à chaque tentative de retour.

 

 

Photo d'un travailleur à risque

 

 

L’hypocrisie autour de l’immigration aux États-Unis 

Un “mal” pour un bien pour les États-Unis dont l’économie repose sur une main-d’œuvre immigrée omniprésente dans des secteurs clés comme l’agriculture, la construction, l’hôtellerie-restauration ou les services à la personne. Mais une dépendance qui ne se traduit pas par une reconnaissance de l’État, au contraire. En 2022, selon le Pew Research Center, au moins 8,3 millions de travailleurs sans statut légal occupent ces emplois précaires, sans droits, sans protection et vulnérables face à leurs employeurs. « Ils sont des travailleurs invisibles, docilisés, discriminés qui ne font pas de vagues puisqu’ils n’ont pas de visa », explique Delphine Mercier à la rédaction lepetitjournal.com. Mais l’absence de titre de séjour ne signifie pas une absence de contribution. Impôts indirects, cotisations sociales versées sans jamais pouvoir en bénéficier, participation active au dynamisme économique des États-Unis. Pourtant, les millions de travailleurs restent perçus comme une menace.

 

 

Photo d'un migrant qui travaille

 

 

Le discours politique et médiatique alimente une image de l’immigration comme un poids, une invasion à contenir, alors que les employeurs étasuniens eux-mêmes encouragent l’arrivée de cette main-d’œuvre bon marché. « Une dépendance à la main-d’œuvre clandestine qui rappelle l’économie coloniale où l’on voulait le travail des gens sans assumer leur existence sociale », analyse Delphine Mercier qui rappelle que les entreprises « ont besoin d’une main-d’œuvre flexible, corvéable à merci, peu coûteuse et facilement remplaçable »

Les campagnes anti-immigration successives, de Georges W. Buch à Donald Trump en passant par Barack Obama et Joe Biden, relèvent ainsi une contradiction flagrante. D’un côté, des mesures répressives à la frontière, des expulsions massives, des murs et des patrouilles. De l’autre, une économie qui ne fonctionnerait pas sans l’apport constant de travailleurs étrangers. « Les États-Unis disent qu’ils ne veulent pas de migrants, mais les États du Nord des Etats-Unis organisent des politiques migratoires pour faire venir des travailleurs saisonniers », rappelle Delphine Mercier. Le système migratoire étasunien repose ainsi sur une logique paradoxale : criminaliser la présence de millions de travailleurs tout en exploitant leur force de travail. Un équilibre précaire qui alimente les inégalités, renforce la précarisation des migrants et maintient un climat de tension dans lequel l’immigration est à la fois indispensable et diabolisée.

 

« On ne les empêche pas de venir et on les empêche de repartir »

À travers ce modèle, les migrants se retrouvent enfermés dans un cercle économique bien défini en produisant sans s’intégrer. Paradoxalement, le verrouillage des statuts migratoires ne diminue pas les flux. Au contraire, il fige les travailleurs dans des positions précaires, les empêchant de circuler librement ou de retourner dans leur pays d’origine. « Plus on contrôle la migration, plus on fige les populations. On ne les empêche pas de venir et on les empêche de repartir », explique Delphine Mercier.

La mobilité de la main-d’œuvre devient ainsi l’un des piliers du capitalisme mondialisé. Pendant que les capitaux circulent librement, les travailleurs, eux, restent piégés dans des logiques de dépendance et d’exploitation. « Le capitalisme mondialisé a construit les conditions de l'organisation de l'immigration illégale. Les migrants ne choisissent pas de venir illégalement, mais plutôt les entreprises et les États qui structurent le besoin », analyse la directrice recherche du CNRS à la Maison Française d’Oxford.

 

 

Photo d'un mur avec Dora et Donald Trump

 

 

L’effet Donald Trump : une diabolisation de l’immigration

 Faire de l’immigration un problème central de la politique étasunienne a été l’un des piliers de la présidence de Donald Trump. Dès son arrivée au pouvoir, un discours martelé avec force associe migrants et criminalité, insécurité, voire déclin national. Le mur frontalier avec le Mexique devient un symbole de sa politique de fermeture, accompagné de mesures chocs comme la séparation des familles à la frontière ou la militarisation accrue des points de passage. Dans le même temps, les arrestations se multiplient, parfois jusque dans les écoles ou les hôpitaux, installant un climat de peur permanent au sein des communautés immigrées. « La rhétorique de Trump repose sur une logique raciste et xénophobe qui transforme les migrants et même ses propres citoyens en menace existentielle, en ennemis de l’intérieur pour la nation », explique Delphine Mercier.

Une stratégie qui ne repose pas sur des faits, mais sur une fabrication politique d’un ennemi intérieur. Les chiffres contredisent pourtant la vision alarmiste de Donald Trump. Une étude publiée dans les Proceedings of the National Academy of Sciences a analysé les données d'arrestation au Texas entre 2012 et 2018 et a révélé que les immigrants sans papiers ont des taux de criminalité significativement plus bas que les natifs américains, notamment pour les crimes violents, les délits contre la propriété et les infractions liées aux drogues. Une autre étude démontre que les taux d'arrestation pour crimes violents étaient d'environ 1.000 pour 100.000 habitants chez les natifs contre 800 pour les immigrants légaux et seulement 400 pour les immigrants sans papiers.

 

 

Une voiture de police devant des migrants

 

 

Barack Obama et Joe Biden pas si éloignés de Donald Trump

Mais Donald Trump n’a pas inventé la répression migratoire. Les chiffres des expulsions sous Barack Obama dépassent ceux de ses prédécesseurs, lui valant même le surnom de Deporter-in-Chief (Déporteur en chef). « Les expulsions massives ont commencé sous Obama, se sont poursuivies sous Trump et n’ont pas cessé sous Biden », rappelle Delphine Mercier. L’illusion d’un changement de cap entre républicains et démocrates masque une continuité dans la gestion des flux migratoires. Joe Biden, malgré une volonté affichée de rompre avec la politique de son prédécesseur, a lui aussi maintenu des mesures controversées, comme le Title 42, permettant l’expulsion immédiate des migrants sous prétexte de crise sanitaire.

L’idée d’une “invasion migratoire” semble donc tenir du mythe, destiné à détourner l’attention des véritables difficultés économiques et sociales du pays. « Quand une population est visée pour son origine, sa couleur de peau, et devient le bouc émissaire de tous les maux, on bascule dans une logique de guerre raciste », avertit Delphine Mercier. Une instrumentalisation qui permet d’occulter d’autres débats comme la montée des inégalités, le déclin du pouvoir d’achat ou la fragilité des services publics. En agitant la menace migratoire, les gouvernements évitent de s’attaquer aux véritables problèmes structurels qui fragilisent la société étasunienne.

 

 

Photo d'une femme déguisée en statue de la liberté

 

 

Migrations, une approche alternative à adopter

 Loin d’être un mouvement anarchique, la migration s’inscrit dans des logiques économiques interconnectées. La main-d’œuvre latino-américaine, indispensable aux secteurs productifs étasuniens, répond aux besoins du marché du travail tout en contribuant à l’économie des pays d’origine par l’envoi de fonds. « On ne peut pas penser les migrations sans penser aux relations économiques et sociales qui les sous-tendent », insiste la sociologue. De fait, une approche purement sécuritaire, axée sur la fermeture des frontières et la criminalisation des migrants, ignore une grande partie des réalités.

Par ailleurs, l’inégalité d’accès à la mobilité renforce les déséquilibres. « Un jeune Européen peut voyager sans restriction, alors qu’un jeune latino-américain se heurte à des murs physiques et administratifs », déplore Delphine Mercier. Une différence qui illustre une hiérarchisation des libertés de circulation où les pays du Nord imposent des barrières aux populations du Sud, tout en bénéficiant de leur main-d’œuvre.

Une réforme en profondeur des politiques migratoires devrait alors reposer sur la reconnaissance des interdépendances entre les États-Unis et l’Amérique latine, selon Delphine Mercier. « Le Mexique et les États-Unis forment un couple inséparable du fait du processus historique, un mauvais mariage, mais un mariage quand même », rappelle-t-elle. Si la fermeture des frontières ne rompt pas ce lien nuptial, elle le modifie.

 

 

 

*Dans l’article il est question des États-Unis et des Étasuniens et non des Américains.