Jorge Montealegre Iturra est professeur à l’Université de Santiago du Chili, poète, éditorialiste et auteur chilien. En 2003, il publie Frazadas del estadio nacional, où il raconte son arrestation et son séjour en prison après le coup d'état militaire de 1973. Ce livre autobiographique et poétique, est aujourd’hui disponible en français, sous le nom de Stade national 1973 : Le Chili les yeux bandés, traduit par Véronique Brunet et publié aux éditions l’Harmattan.
Ses lunettes étaient vissées sur son nez et l’image de son écran d’ordinateur s’y reflétait. Lors d’une conversation d’une heure, par visioconférence, Jorge Montealegre Iturra nous a raconté son histoire, celle qu’il relate dans son livre Stade national 1973 : Le Chili les yeux bandés.
En 1973, alors qu’il n’avait que 19 ans et qu’il était encore au lycée, Jorge Montealegre s’est fait emprisonner suite au coup d’état militaire orchestré par le général Augusto Pinochet. "J’étais seul à la maison lorsqu’ils sont venus me chercher et qu'ils m'ont emmené, sans aucune accusation spécifique. À l’époque, je n’étais qu’un étudiant militant dans un parti politique qui soutenait le président Salvador Allende. Mais je vivais dans une maison avec des gens de gauche", se remémore-t-il. Jorge a d’abord été conduit à l’École Militaire. Puis, il a été enfermé dans le stade national de Santiago (là où furent également détenus des milliers d’opposants politiques, NDLR), avant d’être finalement envoyé au camp de Chacabuco, au nord de Santiago. Au total, il fut prisonnier pendant six mois, jusqu’en février 1974.
Sa libération a été rendue possible grâce à l’importante campagne internationale qui réclamait la libération des prisonniers mineurs. Alors âgé de 19 ans, Jorge fut libéré (à cette époque la majorité était fixée à 21 ans au Chili, NDLR).
Ce n’est que 30 ans après être sorti de prison que Jorge décida d’écrire ce livre, et de le publier en 2003. Véronique Brunet, professeure d’espagnol, traductrice de l’ouvrage et amie de Jorge, écrit en avant-propos de la version française : "Dans cet essai-mémoires, Jorge Montealegre, homme d’âge mûr, nous parle, se parle avec la voix de l’adolescent meurtri d’alors et celle de l’homme d’aujourd’hui qui revisite son passé et revient sur un passé collectif avec pudeur, délicatesse et sensibilité."
Souviens-toi de nous. Raconte notre histoire.
"Un passé collectif", Jorge insiste. "J’ai beaucoup grandi lors de ma captivité. J’ai vécu une expérience de solidarité, de fraternité et de partage avec des personnes plus âgées que moi, des militants de différents partis, se souvient-il. Je me suis toujours senti protégé avec eux. Nous partagions la même vision, la même utopie." C’est également lorsqu’il était enfermé que Jorge rencontra son amour pour l’écriture : "Au début, j’écrivais de la poésie très naïve, comme une personne qui débute. Mais j’ai reçu beaucoup de soutien. D’autres prisonniers me poussaient à écrire davantage." Et puis un jour, l’un de ses compagnons codétenu l’aborde : "Il s’est approché de moi et m’a dit : "Souviens-toi de nous. Raconte notre histoire." Il venait de me donner une mission que je ne pouvais pas refuser." Son livre, c’est donc la concrétisation d’une promesse faite il y a plus de 30 ans. C’est l’histoire d’un jeune adolescent chilien, bien plus intellectuel que manuel ou même sportif, qui s’est retrouvé derrière les barreaux avec l’écriture et la poésie comme seules armes pour se souvenir et ne pas oublier.
Deux années passées en France, "toujours sur un canapé"
"Après être sorti de prison, je ne savais pas où aller, continue de nous raconter Jorge. Je n’avais pas de maison, je n’avais pas de travail. Je n’avais pas fait d’études non plus." L’écrivain a alors vécu caché, avant de s’exiler quelques temps en Argentine, puis en Italie. Vers la fin de l’année 1978, il s’est rendu en France, où il avait de la famille, un cousin. "J’y suis resté presque deux ans, à Paris, poursuit-il. Mais je n’avais pas de papiers. Je me souviens que dans le métro, je me cachais des contrôleurs. J’avais peur qu’ils m’arrêtent et me renvoient au Chili." Jorge n’a jamais souhaité obtenir le statut de réfugié : "Je voulais garder mon passeport chilien pour pouvoir rentrer dans mon pays dès que possible. Pour moi, la vie en France n’a pas été facile. Je vivais dans différents endroits, toujours sur un canapé."
Malgré sa difficile insertion, Jorge explique dans le prologue de la version français de son livre que "Paris fait partie de [ses] nostalgies et de moments incomparables de bonheur". Il explique que c’est en banlieue, à Colombes, qu’est née sa fille Natalia, "un bébé de faible poids, elle fut soignée et sauvée par [son] cousin Raúl Díaz Valdés." C’est également à Paris que Jorge fit la connaissance d’Armando Uribe Arce, un poète et diplomate chilien, récompensé du Prix national de littérature en 2004, et également réfugié en France pendant la dictature. Jorge est devenu son disciple. "Je [lui] dois le respect pour le mot, il trouva des avantages à mon ignorance pour me stimuler à poursuivre l’écriture jusqu’à ce jour", écrit-il.
Véronique Brunet raconte qu’après avoir lu la version espagnole du livre de son ami Jorge, la traduire lui est apparu comme "une évidence. Ce livre nous emmène au plus profond de l’être humain", conclut-elle. Jorge Montealegre Iturra et Véronique Brunet, sont parvenus à raconter en français une sombre période de l’histoire du Chili, tout en conservant le brin de poésie d'un jeune adolescent prisonnier épris de liberté.