Paola Minoprio est ce qu’on appelle une pointure. Chercheuse en immunoparasitologie reconnue mondialement, elle a passé l’essentiel de sa carrière en France, à l’Institut Pasteur, où elle était directrice de recherches depuis 2007. Il y a 2 ans, elle a décidé de rentrer au Brésil, avec le rêve d’y lancer une antenne, « un petit morceau » de l’Institut Pasteur, comme elle dit. Premier étage de la fusée posé l’an dernier, avec la création d’une plateforme Pasteur-Université de São Paulo qu’elle dirige et mobilise depuis le début de la pandémie.
Elle a nous a accordé hier un entretien pour évoquer sans langue de bois la situation présente, les 300.000 morts dépassés, dont 100.000 en moins de 3 mois. Très critique depuis le début sur la gestion brésilienne de la crise, y compris le manque d’anticipation des laboratoires, elle estime qu’on a aujourd’hui “effectivement perdu le contrôle“. Elle plaide donc pour des mesures restrictives très fortes, mais regarde tout de même l’avenir avec confiance. A condition de faire "monter les taux de vaccination".
La situation est aujourd’hui particulièrement critique au Brésil. Comment en est-on arrivé là ?
Paola Minoprio - On a créé cette plateforme il y a un an, pour fonctionner justement comme une cellule d’urgence en cas d’épidémie. Et à l’époque, en mars 2020, ma vision était que le Brésil avait 3 mois d’avance pour pouvoir se préparer, pour profiter de ce que racontaient les chinois, les italiens, les français et réussir à contrôler la maladie.
Ma première déception a été de voir que notre sytème de santé au Brésil, qui est tellement connu pour être réactif, gratuit, etc, s’est trouvé très vite dépassé dès le début rien que pour produire des tests de diagnostic, alors qu’au fond c’est très simple à faire.
La deuxième chose très bizarre, c’est qu’à partir du moment où l’OMS a décrété une pandémie, on s’est trouvé face à un gouvernement qui a commencé à montrer son négationnisme, à nier la science et tous les progrès pharamineux qu’on a pu très vite observer, grâce à la dynamique des échanges entre scientifiques du monde entier.
En plus de la crise mondiale, nous avons une crise brésilienne.
Pour moi, la négation du gouvernement de son propre ministère de la santé a été quelque chose d’étonnant, notamment par comparaison avec la France. Ici on a opposé la recherche et la santé publique à l’économie, avec un président qui n’avait aucune empathie et un ministre de la santé, Mandetta à l’époque, qui essayait comme il pouvait de faire de la pédagogie, d’expliquer ce qu’était une pandémie.
Et puis il y a eu cette campagne épouvantable du gouvernement, alors que tout le monde montrait que ces médicaments ne fonctionnaient pas, qui, lui, diffusait par tous les moyens ses kits de traitement précoce à base de chloroquine et d’hydroxychloroquine, qui continuent à faire des dégâts.
Cette incapacité à croire ce que disent les scientifiques, c’est un point très important pour comprendre le développement de cette crise brésilienne. Parce qu’en plus de la crise mondiale, nous avons une crise brésilienne.
Au moins aujourd’hui il semble y avoir enfin un début de consensus, notamment sur la vaccination…
PM - Oui mais là aussi, on a pris trop de retard, avec une remise en cause d’abord des vaccins et une désinformation du peuple. Quand on affronte une situation comme celle-ci, il ne faut pas aller chercher très loin, on doit penser d’abord diagnostics et vaccins. Les stratégies thérapeutiques, les remèdes, ça vient après. C’est avec les vaccins qu’on est arrivé à maîtriser la santé des populations. Tout le monde prend des vaccins depuis tout petit, et personne ne sait si ça vient d’Allemagne ou de Chine, on n’en a rien à faire. Tout cela a été exploité à tort par le gouvernement, avec ses histoires de communistes, de chinois, etc.
Or il fallait en commander très vite, dès le mois de mai l’an dernier. C’était un pari, c’est vrai, mais on connaissait les techniques utilisées, et on savait qu’on allait raccourcir les délais, parce qu’il y avait un intérêt mondial, et que les grandes entreprises pharmaceutiques allaient mettre le paquet. Au lieu de ça, on a dit qu’on refusait d’acheter aux chinois et on a continué de miser sur des traitement précoces qui ne marchaient pas.
Maintenant je suis très contente de voir que les différents pouvoirs commencent à se mobiliser ensemble. C’est ce qu’il fallait faire depuis le début. On a enfin mis la science et l’importance du savoir au centre du débat. C’est quelque chose de très important, et Bolsonaro ne pourra pas l’effacer.
Le problème c’est qu’on manque de doses, que la campagne de vaccination patine.
PM - En fait, je voudrais que quelqu’un m’explique pour quelle raison on n’a pas investi au Brésil dans les laboratoires NB3. Parce que si on ne produit pas encore le principe actif des vaccins au Brésil, c’est tout simplement parce qu’il n’y a pas de laboratoire sécurisé de type 3, à part les miens, mais qui sont agréés pour la recherche, pas pour la production.
L’Institut Butantan de l’État de São Paulo, qui est une fondation très riche, n’a pas de laboratoire de haute sécurité NB3 pour la production, seulement des laboratoires de type 2. Ça va pour la grippe, qui est de type 2. Mais le coronavirus c’est de type 3. Ce n’est que maintenant qu’ils sont en train de construire pour la fin de l’année un laboratoire pour pouvoir cultiver ce virus en conditions NB3!
Fiocruz c'est pareil. Depuis l’année dernière où ils ont négocié avec Astrazeneca, ils sont fatigués de savoir qu’ils n’ont pas encore de laboratoire de type 3 pour la production, que des laboratoires pour la recherche. Pourquoi ne l’ont-ils pas déjà construit? Ils savaient pourtant qu’ils allaient devoir produire des vaccins ici!
En fait, il y a un problème au Brésil nommé « logistique et infrastructures ». On est incapable de faire des prévisions. C’est la même chose pour les aiguilles et les seringues : on utilise ce qu’on a, tantôt des grosses, tantôt des petites, parce que personne n’a prévu qu’il fallait acheter des seringues et des aiguilles.
Il manque un bon gestionnaire dans ce pays, il manque une stratégie nationale, que les uns les autres se fassent confiance, et que l’on prête un peu plus d'attention à ceux qui connaissent le problème.
Autre motif d’inquiétude: la multiplication des variants. Une étude britannique explique aussi qu’avec une circulation trop rapide du virus et une vaccination trop lente, le Brésil pourrait se faire « dribbler » par les variants.
PM - C’est la même histoire que celle de la poule et de l’oeuf. Qui vient en premier ?
Un virus, tout ce qu’il veut, c'est se multiplier. C’est aussi basique que cela. Et quand les virus se multiplient, ils ont des probabilités de produire des mutations. Beaucoup d’entre elles ne provoquent rien de particulier, ce sont des mutations silencieuses. Mais il y en a d’autres qui sont plus importantes, quand le virus s’attache davantage à la cellule humaine.
Ma question de la poule et de l’oeuf, c’est donc de savoir si, quand on détecte ces variants, c’est parce qu’il qu’il y a une forte transmission entre individus, ou si c’est parce qu’on a des variants plus infectants ? Autrement dit, c’est impossible de déterminer si c’est le variant plus infectant qui a augmenté d’abord le nombre de cas, ou si c'est l’absence de mesures non pharmacologiques type distanciation sociale et masques qui a accéléré la circulation, permettant la mutation vers un variant plus infectant.
En clair, si on réfléchit bien à tout cela, à cette histoire de poule et d’oeuf, la seule et unique stratégie, l’unique possibilité d’arrêter cette “connerie de virus“, c’est d’empêcher sa stratégie à lui. Comment ?
Si on ne laisse pas le temps nécessaire à la vaccination pour que la population puisse atteindre l’immunité collective, on va continuer à perdre cette guerre contre le virus.
En faisant un vrai lockdown (terme utilisé au Brésil pour le confinement - ndlr). Ça ne sert à rien de faire un lockdown de 3 jours ni de le faire à moitié. Il faut le faire pendant au moins 3, 4, voire 6 semaines, parce que le virus, quand il contamine quelqu’un, il reste infectant pendant 2 à 3 semaines.
Il faut donc tout arrêter, et quand je dis tout, c’est tout. On arrête de laisser rentrer des gens dans le pays, on arrête de faire circuler des bus entre les États, il faut que les gens restent à la maison. C’est grave je sais mais on dispose de je ne sais combien d’études scientifiques qui montrent l’efficacité des lockdowns partout dans le monde.
Et puis il y a un autre point important pour justifier un vrai lockdown qui est la vaccination. Si on veut avoir une immunité collective, il faut minimum 60 à 70% de personnes vaccinées, c’est à dire avec une réponse immune circulante et qu’elle soit capable de bloquer le virus. Si on ne laisse pas le temps nécessaire à toutes les stratégies vaccinales pour que la population puisse atteindre cette immunité collective, on va continuer à perdre la guerre contre le virus. Parce que c’est une guerre. Et le virus il faut l’arrêter, et pour l’arrêter, il faut qu’on ferme les frontières, il faut qu’on enferme les gens chez eux, il faut qu’on arrête les écoles, il faut arrêter. On n’a pas d’autre solution. Sinon ça va continuer.
Un vrai lockdown est une mesure radicale, difficile à faire accepter, même en France aujourd’hui. Au Brésil, il y a la question économique qui est souvent mise en avant, comme vous disiez, en particulier pour les plus pauvres.
PM - L’économie oui, bien sûr, nous avons un grand problème économique, mais nous ne sommes pas les seuls. Le monde entier a des problèmes économiques. Le monde entier va avoir des problèmes de PIB, de relations internationales etc. Mais ce n’est pas ça le problème, là, maintenant.
Cela a été très bien vu par un groupe d'économistes et de banquiers brésiliens, dans un manifeste que j’ai trouvé impressionnant. Le message est simple: tant qu’on n’en finira pas avec la pandémie, il n’y aura pas de possibilité d’améliorer l’économie brésilienne. Il faut insister maintenant sur la pandémie et pas sur l’économie.
En attendant il faut qu’on donne de l’argent, il faut que les gens fassent des quentinhas (nourriture chauffée dans des barquettes en aluminium - ndlr) pour nourrir les plus nécessiteux, il faut que le gouvernement augmente l’aide d’urgence pour aider toutes les personnes qui n’ont pas de quoi vivre, et les différents États doivent y contribuer pour compléter ces aides. Si on ne fait pas ça, on court à la catastrophe. Déjà qu’on est les parias du monde, là honnêtement ça va être la fin.
Un espoir malgré tout, notamment du côté des traitements expérimentés?
PM - Surtout pas la chloroquine ni l’hydroxychloroquine! Quant à la vitamine D, ce n’est pas un traitement non plus (allusion aux déclarations de Bolsonaro suite à la fermeture des plages de Rio - ndlr). C’est très bien pour le système immunitaire, c’est bon pour tout, moi-même j’en prends tous les dimanches, mais ce n’est pas un traitement contre le coronavirus.
Plus sérieusement, il y a des études intéressantes qui commencent à sortir sur le remdevisir. Je n’y croyais pas, mais il y a un début de piste. Cela dit pour l’instant, il n’y a aucun remède “top niveau“. On a l’avantage aujourd’hui d’avoir une sorte de chimiothèque importante de produits dont on a déjà testé la toxicité et qu’on peut facilement chercher à repositionner d’une maladie vers une autre. Mais cela va encore prendre du temps pour trouver le bon remède. Pour le SIDA, il a fallu une vingtaine d’années pour trouver finalement un “cocktail de médicaments“ qui permet de vivre presque tranquillement avec.
Non, aujourd’hui, l’espoir c’est la vaccination. Je suis très favorable en particulier au vaccin coronavac parce que c’est un vaccin inactivé, et en cela il enseigne le système immunitaire de façon beaucoup plus étendue.
Et si on parvient à faire monter les taux de vaccination d’ici juillet-août et qu’on ferme un peu nos frontières, on traînera encore ce virus jusqu’à la fin de cette année, mais on aura plus de chances de l’arrêter au début de l’année prochaine.
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Message complémentaire de Paola Minoprio en fin d’entretien sur la vaccination contre la grippe : attention à laisser passer au moins un mois après la deuxième dose du vaccin contre le coronavirus, quel que soit le vaccin reçu, pour laisser le temps nécessaire à la réponse du système immunitaire, et éviter la réactivité entre vaccins.