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Xavier Pavie, Philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur

Xavier Pavie, Philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur singapourXavier Pavie, Philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur singapour
Écrit par Dominique Langlois
Publié le 19 mars 2020, mis à jour le 20 mars 2020

Xavier Pavie nous brosse un portrait éclairé de l’innovation dans son dernier livre « Philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur ». Il nous invite à penser de manière inédite, philosophique, indépendamment des progrès capitalistes. L’ouvrage est une articulation de deux axes chers à l’auteur, l’innovation et la durabilité. Il nous dresse un tableau de l'innovation dans ses excès et déboires en dépit du bien commun. Il nous offre la philosophie en soutien éducatif et curatif auprès d’une innovation inadaptée. Une façon différente et audacieuse d’envisager les innovations en ayant une pensée humaniste.

Xavier PAVIE est Professeur à l'ESSEC Business School, Directeur académique du programme Grande Ecole à Singapour et du centre iMagination. Docteur en philosophie il est chercheur associé à l’Institut de Recherches Philosophiques à l’Université Paris Nanterre, auteur de nombreux ouvrages axés sur l’innovation responsable, l’éducation et les exercices spirituels.

 

D’où vient ce questionnement sur la nécessité de repenser l’innovation ?

Le problème majeur est que la définition et l’usage de l’innovation n’ont pas évolué depuis le début du XXe siècle et les travaux de Jospeh Shumpeter. Ils ne sont valables et pertinents que pour un modèle ultra capitaliste et libéral. Depuis la définition du concept, les pensées sur l’innovation n’ont été envisagées que par le management ou par les écoles d’ingénieurs. L’innovation y est entrevue sous deux angles : comment améliorer, développer et augmenter les performances. Cela a très bien marché : on sait innover, aller plus vite, être plus rentable. Le problème est le suivant : faut-il toujours procéder de la sorte, compte tenu des multi-problématiques que l’on a ? Ces problématiques se dessinent en trois axes : environnemental, politique et humain. Ce sont les axes fondamentaux. On a un environnement catastrophique au regard du réchauffement climatique par exemple. On a un usage des corps sur lesquels on doit se poser des questions, par exemple avec le transhumanisme. Enfin la politique, notamment dans le contrôle des individus, à travers la vidéosurveillance, la collecte de données même si la volonté politique de contrôler les peuples ne date pas d’aujourd’hui. Aujourd’hui l’innovation n’intègre jamais ces questions. J’essaie depuis près de 10 ans d’intégrer ces 3 axes, politique, vivant et environnemental dans les processus d’innovation. Après avoir longuement travaillé ces processus et leur amélioration, je me suis interrogé non plus sur l’innovation en tant que telle mais sur l’innovateur.

 

Quels sont les limites et obstacles que rencontre l’innovateur ?

Le problème c’est l’individu. L’innovateur ne sait pas ce qu’il fait et pourquoi il le fait car il ne se pose pas les bonnes questions pour maintenir un monde durable. Je propose un autre type de d’approche, un autre angle de vue à travers la philosophie. Mon livre s’articule sur trois philosophies, la première est ce que l’on appelle la philosophie non-standard, développée dans les années 1980, en disant que la philosophie a une prétention sur le monde. Vision qui m’interpelle et que je trouve très intéressante. Les philosophes se donnent une prétention à pouvoir penser le monde. Mais dans quelle mesure une discipline pourrait-elle penser le monde ? Francois Laruelle, premier penseur sur le sujet a proposé une non-philosophie qu’il a ensuite appelée une philosophie non-standard. Cela correspond à une philosophie non-habituelle de penser le monde. En cherchant le pendant de cette pensée au service de l’innovation, j’ai donc naturellement versé vers une innovation non-standard. Une innovation qui ne fait pas ce qu’elle fait habituellement seulement tournée vers le profit, mais une autre forme d’innovation qui œuvre pour le bien commun intégrant les trois axes, politique, environnement et humain.

Je me suis aussi penché sur le regard que l’on pose sur l’innovation. Mes travaux se basent ici sur la phénoménologie de Husserl, et son célèbre « retour aux choses mêmes ». Le problème est que nous regardons les choses non pas comme elles sont mais comme nous les percevons avec nos croyances, notre histoire, environnement, etc. Le point est de dire : peut-on suspendre notre jugement d’innovateur face à une innovation ? Comment regarder les choses dans leur essence ? L’innovateur qui innove dans son domaine peut-il s’en détacher pour voir ce que son innovation pourrait représenter comme danger potentiel dans un autre domaine que le sien ? Peut-on suspendre son jugement ? Peut-on le confronter à d’autres ?

 

Xavier Pavie, Philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur Singapour

 

En quoi la philosophie peut-elle aider l’innovation ?

Plus exactement l’innovateur et il s’agit du troisième axe du livre, celui des exercices spirituels : comment peut-on former les futurs innovateurs ? Pourquoi fait-on ce que l’on fait ? Est-ce pour gagner de l’argent ?  Est-ce pour gagner du pouvoir ? Est-ce pour maîtriser ? Pour contrôler ?

Quand on commence à se poser ces questions arrive la question du prendre soin de soi, de la maitrise de soi, de la volonté de pouvoir. Questions totalement vaines pour les philosophes. Comment gérer son égo, comment refuser de nourrir son égo ?

Les exercices spirituels abordés dans la dernière partie de l’ouvrage, abordent le contrôle de ses passions, le contrôle et la maîtrise de soi. Pour cela trois écoles majeures de pensées se sont développées durant l’Antiquité : les épicuriens, les stoïciens, et les cyniques. Dans quelle mesure ces trois écoles ont-elles encore une influence aujourd’hui ? On ne peut être épicurien ou cynique comme on l’était il y a 2500 ans. On a par contre des appropriations cyniques, épicuriennes et stoïciennes qui sont tout à fait intéressantes et pertinentes. On peut refuser, on peut dire non et ne pas succomber à l’hégémonie capitaliste et ultra-libérale.

Ce sont pour moi les trois composantes importantes pour repenser l’innovation. On repense l’innovation en repensant l’essence de l’innovation par l’innovation non-standard, en suspendant et s’essayant aux exercices spirituels.

 

Qu’en est-il de l’innovation à Singapour ?

Quand le 9 aout 1965 la Malaisie se sépare de Singapour, la notion de survie est primordiale pour la cite-Etat. On a donc besoin d’innover au sens latin du terme in intérieur et novare le changement. Sans ressource possible, que va-t-on pouvoir faire pour créer ? Un des pères fondateurs de Singapour Mr Goh Kwen Swee, l’explique très bien. Il suggère de prendre ce qu’il y a de meilleur dans le monde et puis de l’adapter. C’est ce que l’on appelle l’innovation incrémentale. C’est le premier stade de l’innovation. Le problème étant de passer de l’incrémental au disruptif ! Il faut une capacité créative et technologique importantes. La seule possibilité dans cette situation est de faire venir des talents, des compétences extérieurs. C’était la politique singapourienne de faire venir des spécialistes pour aider à se développer de manière plus radicale.

Aujourd’hui, face à la montée des eaux, Singapour est de nouveau dans une situation à risque pour sa survie comme l’a très bien rappelé Lee Hsien Loong pendant le dernier National Day Rallye. Il place la question du réchauffement climatique au même niveau que la sécurité du pays. Il a un discours pédagogue, très clair et pertinent et d’ailleurs Singapour a pour mission de baisser de près de 40% ces émissions de gaz à effet de serres d’ici 2030. Dans le même temps la construction de polder pour évider la montée des eaux, l’enfouissement des déchets au large de l’île sont une catastrophe écologique, sans parler de la question fondamentale du plastique ici qui est un véritable désastre.

Il y a donc une ambivalence, une contradiction entre d’une part une parfaite prise de conscience, une évaluation très claire de la situation mais des actes encore timides par un conservatisme qui est le même que dans la majeure partie des pays développés. Nous pourrions au contraire espérer l’inverse et voir Singapour comme un fer de lance de l’exemplarité concernant la bataille de la protection de l’environnement. La taille du pays, la capacité volontariste du gouvernement, la nécessité évidente de se protéger, la technicité sur l’ensemble de ces aspects font que la cité-état pourrait être un modèle à suivre. Au lieu de cela Singapour reste à innover de manière « traditionnelle » sans véritablement intégrer les questions de responsabilité sur les axes soulignés. C’est aussi ce qui fait de l’île un formidable terrain d’investigation et de potentiel pour l’innovation responsable.

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