Dans l'exposition Memory Garden présentée à la Galerie HAM à Nagoya du 23 novembre au 28 décembre 2024 sur l’invitation de la galeriste Yoshiko Ito, l'artiste française Cécile Andrieu nous livre une réflexion plastique sur la lettre, sa trace. Dans cette interview, Yoshiko Ito partage la vision et l'histoire de sa galerie, tandis que Cécile Andrieu nous révèle les influences japonaises, philosophiques et autres qui nourrissent son travail, ouvrant une perspective singulière sur la relation entre l'art, le lieu et la transmission. Allons à leur rencontre !
Madame Ito, quand votre galerie a-t-elle vu le jour et quels sont les faits marquants de son histoire ?
Yoshiko Ito : La galerie HAM a été fondée en avril 1992 à Higashi-ku, Nagoya, par mon époux Kimio Jinno, collectionneur devenu galeriste. Il était important pour lui d'introduire au Japon les œuvres exceptionnelles d'artistes allemands qui, à l'époque, étaient à la pointe de l'art contemporain.
En 1992, notre première exposition au Ginnosuke Building, dans le quartier de Higashi, a été consacrée à Karl Bohrmann. En 2007, la galerie a déménagé à Chikusa Ward et exposé Peter Würthrich.
Parmi les artistes allemands présentés par la galerie HAM, citons Jårg Geismar, Felix Stephan Huber, Volker Saul, Cornelia Schleime, Frances Scholz et Peter Zimmermann. Le travail de tous les artistes était remarquable. Jinno a rencontré les artistes en personne, les a sélectionnés et a organisé les exposition.
Pendant quatre ans (1993-1996), la galerie a également participé activement à des foires d'art à l’étranger (Cologne, Bâle…).
Quelle est la ligne artistique qui guide vos expositions ou les critères de sélection de vos artistes ?
Yoshiko Ito : Jinno a organisé aussi des expositions de collections de Yayoi Kusama, Gerhard Richter et d'autres, ainsi que des expositions individuelles d'Atsuko Tanaka et d'Akira Kanayama et de leurs épouses, Aki Kuroda, Noritoshi Hirakawa, Mitsuko Miwa et d’autres.
Jinno appréciait Atsuko Tanaka et Akira Kanayama non pas en tant qu'artistes de l'école Gutaï, mais en tant qu'artistes contemporains indépendants, aux talents exceptionnels, et il s'est impliqué en les soutenant activement au sein de la galerie HAM.
Kimio Jinno nous a quittés en avril 2020, en pleine période de pandémie. À cette époque, notre galerie se consacrait déjà au soutien d’artistes jeunes et prometteurs. Aujourd’hui encore, la galerie HAM demeure un lieu où l’on peut suivre l’évolution du travail des artistes sélectionnés par Jinno, perpétuant ainsi sa vision et ses valeurs : être à l’avant-garde de l’art contemporain.
Début novembre, à la foire Nagoya Art Collection, nous avons présenté les œuvres de Nanako Yamada, Toshihiro Sakuma, Takayuki Suzuki et Cécile Andrieu, témoignant de notre engagement à promouvoir des talents d’exception.
Quand et comment avez-vous découvert le travail de Cécile Andrieu, et comment s'inscrit-il dans la vision de la galerie ?
Yoshiko Ito : Le concept de Cécile est toujours cohérent et clairement exprimé dans une installation étonnante qui demande beaucoup d'efforts et de temps. À chaque fois, nous sommes surpris. Être surpris est ce que nous attendons des artistes.
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Cécile Andrieu, vous êtes d'origine ardennaise, mais vous vivez entre Paris et Kanazawa.
Votre immersion dans la culture japonaise, notamment à travers le kyudo, tir à l’arc japonais, les travaux de l’artiste Shusaku Arakawa et le philosophe Toshihiko Izutsu, a profondément marqué votre travail. Comment ces influences se manifestent-elles dans votre manière de concevoir l’art, en particulier dans la relation entre la lettre et le silence ?
Cécile Andrieu : Effectivement, tandis que je m'interrogeais sur mon engagement artistique, cet artiste japonais m'a mise sur la "voie du mot". Les mots qu'il incorporait dans ses dessins ou peintures m'apparaissaient dans leur nudité silencieuse questionnant leur/notre rapport au monde, Tout en continuant d'étudier aussi ses écrits je m'initiais au kyudo et expérimentais physiquement comme mentalement la force du silence. Avec Toshihiko Izutsu, enfin, je découvrais également un mode de penser prônant l'approche d'un monde non-articulé par le langage. Stimulée par ces rencontres je suis partie au Japon, suspendant quelques temps mes activités artistiques pour étudier la langue et la culture nippone. Je réalise maintenant que l'apprentissage d'une écriture autre que la nôtre m'a conduite à me concentrer sur ces traces, traces silencieuses avant l'émergence du sens, qui devaient peu après occuper une place centrale dans ma pratique.
Avec votre installation MEMORY CITY, qui constitue le coeur de votre exposition, vous évoquez la perte de la trace physique de la lettre dans un monde de plus en plus digitalisé. Que pensez-vous de l’impact du numérique sur la mémoire humaine et la civilisation ? En quoi cette « disparition » de la lettre tangible joue-t-elle un rôle central dans votre travail ?
Cécile Andrieu : Derrière un texte écrit ou imprimé il y a l'être humain, derrière le même texte affiché sur nos écrans il y a la machine ou un algorithme. Sans renier les avantages du numérique, comme on a besoin d'un toit et de murs, nous avons besoin de lettres tangibles pour nous inscrire dans le monde réel, y trouver nos marques, nous sentir vivants. Jamais un écran n'éveillera les mêmes sensations qu'un livre papier. Il en va aussi de notre mémoire collective. Alors que l'écriture a indéniablement contribué au développement de la civilisation humaine, que restera-t-il de la civilisation du numérique dans 100 ou 1000 ans ?
Effacer des mots pour ne garder que quelques traces à peine lisibles ou "momifier" des caractères d'imprimerie, sont autant de gestes simples pour moi préserver ces traces, leur souvenir, et en même temps recouvrer un lien avec le réel, lien que je sens menacé.
Vous intégrez divers matériaux dans vos œuvres, allant des textes imprimés et des outils d'écriture à des éléments comme le fer, la chaux, le verre, et la pierre. Comment choisissez-vous ces matériaux et quelle signification particulière ont-ils pour vous dans le contexte de vos créations, comme la transmission des idées de trace et de mémoire que vous explorez ?
Cécile Andrieu : Il arrive que les matériaux m'inspirent parfois des œuvres ou installations mais ils sont plus souvent choisis en fonction du lieu d'intervention ou, dans le cas de pièces isolées, de ce que je souhaite donner à sentir au regardeur ; d'où cette grande diversité, Dans tous les cas, bien que les matériaux ne constituent qu'un médium, je les choisis avec soin, respectueuse de leurs qualités visuelles ou tactiles propres et de leur beauté car la dimension esthétique reste importante pour moi.
Caractères d'imprimerie en plomb, ruban auto-amalgamant, bois, peinture
Vous avez exposé dans divers endroits, allant des galeries et musées aux pistes de ski et bâtiments historiques ou industriels désaffectés. Pouvez-vous nous parler de votre approche des créations in situ et de la manière dont vous intégrez vos œuvres dans ces différents espaces ? Comment le contexte et le lieu influencent-ils votre travail artistique ?
Cécile Andrieu : J'ai toujours été sensible à l'espace, bâti principalement, à tout ce qu'il pouvait nous enseigner. Si j'apprécie me confronter à des lieux aussi divers que ceux que vous cités c'est précisément parce que j'ai la conviction qu'ils peuvent me permettre d'enrichir mon travail. Sans perdre la ligne directrice, leurs caractéristiques, leur potentiel comme les contraintes qu'ils m'imposent sont autant d'occasions de me renouveler, ou du moins d'essayer. J'attends donc beaucoup de ce dialogue avec l'espace, comme avec le public qu'il attire.
Exposition Memory Garden I Cécile Andrieu
- Où : Galerie HAM, Nagoya
2-8-22 Uchiyama, Chikusa-ku, Nagoya, Aichi 464-0075 JAPAN - Quand : 23.11.2024 ~ 28.12.2024
de 11:00 ~ 18:00 Jours de fermeture (dim.-mon.) Sur rendez-vous sauf le samedi
Pour aller plus loin :
Site web Cécile Andrieu
Profil Instagram Cécile Andrieu
Contact : cecile.andrieu.kawakami@gmail.com
NAGOYA ART COLLECTION
Photo de couverture : © Cécile Andrieu, MEMORY CITY - (détail / installation L 7 x l 7 x h 9 cm) - Caractère d'imprimerie en plomb, ruban auto-amalgamant, sur plaque de métal