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Plongée dans l’enfer de DANA : témoignage d’une semaine de chaos à Valencia

Comment trouver les mots pour décrire l’horreur ? Depuis mercredi 30 octobre, aux côtés de Radio France, Paul Pierroux-Taranto a couvert les ravages de DANA dans la région valencienne. Ce qu’il a observé, ce sont des scènes de sidération, des élans de solidarité, une absence troublante de l’État, une colère sourde, et des traumatismes profonds. Récit d’une semaine qu’il n’est pas près d’oublier.

paiportapaiporta
Paiporta
Écrit par Paul Pierroux-Taranto
Publié le 7 novembre 2024, mis à jour le 8 novembre 2024

 

Il est 20 heures, mardi soir. Je suis attablé dans un restaurant de Valence avec des amis. Soudain, une alarme stridente retentit sur nos portables et un message apparaît : il faut éviter les déplacements et rentrer chez soi. Je jette un œil par la fenêtre. Il ne pleut pas, mais le ciel est gonflé d’orage et le vent se lève. Pas de quoi s'inquiéter pour autant. C’est la gota fría. On finit tranquillement de dîner. À cet instant, je suis loin d’imaginer ce qu’il se passe à quelques kilomètres de là. Un tsunami dévaste la région, emportant tout sur son passage - maisons, voitures, et bien des vies… Plus tard, les récits des survivants et des proches des victimes me glaceront le sang. Ces images hanteront longtemps la mémoire des Valenciens, et mes nuits sans sommeil. Voici quelques souvenirs, en attendant plus. 

 

avis d'alerte DANA à Valencia


 

La sidération 

C’est seulement le mercredi matin, le lendemain des événements, que je note quelque chose d’anormal : des centaines de messages déferlent sur mon Whatsapp. On me demande si je vais bien, si ma maison a été touchée, etc. Je ne comprends pas, mais je vais très vite me prendre une gifle de réalisme en accompagnant les équipes de Radio France à Paiporta, quelques heures après.

 

un bateau sur une voiture après DANA à Paiporta
Paiporta mecredi soir.

 

À partir de là, tout se bouscule dans ma tête… Des visages livides, perdus. Des familles qui errent dans les rues, avec des sacs et des vêtements trempés. Nous en interrogeons quelques-unes. Beaucoup n’arrivent pas à prononcer un mot, figées par la peur et l’effroi. La nuit tombe. L’odeur de la boue est très forte. Nous nous approchons des gyrophares. Des pompiers essaient de secourir des personnes coincées sur un balcon. Quelques brancards sont posés là, à même le sol. Je devine la silhouette d’un corps sous une couverture. Je me force à regarder devant moi et continue d’avancer. Je crains de faire d’autres rencontres macabres sur la route. Ce sentiment ne me quittera plus de toute la semaine.

 

L’horreur

Impossible de résumer ces quelques jours que je m'apprête à vivre. C’est un tunnel qui débouche sur l’horreur. Invariablement. Et cette horreur porte des noms bien réels : Massanassa, Paiporta, Benetusser, La Torre, Chiva… Paysages de désolation et d'apocalypse. La liste est longue de ces villes méconnaissables, et de toutes ces vies anéanties. Dans les rues, les gens ont l’air de spectres errants. 

 

 

Massanassa après les inondations
Une rue de Massanassa.

 

À Massanassa, par exemple, je croise une femme qui me tend un bâton pour m’aider à garder l’équilibre, moi qui glisse sur cette boue épaisse avec mes chaussures de ville. Elle a tout perdu – sauf la vie, confie-t-elle, dans un sourire douloureux. Elle nous invite à la suivre. Nous entrons dans ce qu’il reste de sa maison ; l’air y est lourd, imprégné de cette odeur âcre, insoutenable, reconnaissable entre toutes : celle de la mort. Elle nous propose de l’eau et nous raconte son calvaire.

 

Paul Pierroux-Taranto dans le village de Massanassa
Paul Pierroux-Taranto dans le village de Massanassa.

 

La sidération se lit sur chaque visage autour de nous. Partout, la boue. Des montagnes de détritus et de voitures empilées barrent l’horizon. En avançant, on nous avertit que l’eau est montée jusqu’à trois mètres ici. Plus loin, une vieille femme nous jette un objet par la fenêtre sans que nous comprenions pourquoi. Un adolescent nous observe depuis un soupirail, le regard figé d’horreur. À côté de moi, Willy, le journaliste de Radio France, murmure : “Cette odeur me rappelle la Turquie, après le séisme.” D’un regard, nous comprenons : des corps sont sans doute encore ensevelis dans un garage inondé, juste derrière nous.

 

La colère

Toujours à Massanassa, je croise un groupe de jeunes, cigarette à la main. Ils sont exténués, recouverts de boue, le regard éteint. Ils doivent avoir vingt ans, à peine. Je les interroge. D’abord réticents, ils finissent par s’ouvrir à moi. Ils vivent à Valencia et sont venus aider les habitants d’ici, profitant de quelques jours de congés. Leur état d'esprit ? La réponse fuse : impuissance et colère. Un jeune se lève et s’exclame : “Le gouvernement ne commande pas, la Generalitat ne décide pas. Où est l’État ? Que fait-il, quatre jours après ?”

 

 

Pas une seule voiture de la police ou de l’armée en vue. Il n’y a que nous, des journalistes français, pour écouter le désespoir de ces gens.  

 

Moi aussi, je m’étonne. Seule une voiture de police patrouille, sans doute pour éviter les pillages, mais l’armée, où est-elle ? Les habitants n’ont rien mangé depuis trois jours. La première distribution de vivres n’a eu lieu que ce matin : des baguettes de pain rassis et un peu d’eau potable. Même chose la veille à Castellar : les gens sont abandonnés, livrés à eux-mêmes.

 

des meubles abandonnés à Castellar
Des meubles dans une rue de Castellar.

 

Un vieil homme trébuche et tombe la tête la première dans la boue. Cet homme au tempérament excentrique a tout perdu. Il se relève en insultant la maire du village, cette “idiote qui vit grâce à (s)es impots”. Il prétend que la radio française l’a rendu riche car nous lui aurions donné 2.000 euros pour une interview et crie “Vive la France !” à tue-tête. Tout le monde rigole, et nous aussi. Mais derrière ces rires, on entend aussi la souffrance et la colère. Pas une seule voiture de la police ou de l’armée en vue. Il n’y a que nous, des journalistes français, pour écouter le désespoir de ces gens. 

 

une rue inondée de Paiporta
Une rue de Paiporta.

 

À Paiporta, l’exaspération est à son comble. Ici, c’est l’horreur. Des corps gisent sous les ponts, des chiens fouillent les débris, des équipes tentent de progresser dans les décombres et le chaos. Le Roi, la Reine, le président du gouvernement et le président de la Generalitat se sont rendus sur les lieux. Ils ont été accueillis par des jets de boue. Quelques heures plus tard, je croise un groupe de Valenciens venus prêter main-forte aux habitants. Ils déblayent sans relâche, tentant de dégager les routes comme ils peuvent. Je leur demande ce qu’ils pensent de l’accueil violent réservé aux autorités. Ils n’en savent rien – trop occupés à travailler, ils n’ont pas eu une seconde de répit. Un couple se retourne alors : “Heureusement qu’on ne savait pas qu’ils étaient là, on avait des pelles et des pioches…”


 

L’espoir 

Face à l'absence de l'État, la société s’est mobilisée dès les premiers jours. Des milliers de personnes franchissent les ponts, les passerelles, marchent sur les routes, munies de pelles et de balais. Certains reviennent, couverts de boue de la tête aux pieds, le regard lourd. De ma vie, je n’ai jamais vu un tel élan de solidarité. Un slogan se répand comme un cri de ralliement : El pueblo salva el pueblo ("Le peuple sauve le peuple"). Il est sur toutes les bouches. Nous sommes entourés de volontaires qui s’affairent sans relâche. Ils déblayent les routes, aident les rescapés à extraire les meubles des maisons ravagées, poussent les voitures.

 

volontaires allant à La Torre
Des volontaires allant à La Torre.

 

Une autre image. Je suis sur le pont qui relie Valencia à La Torre, un village dévasté de l’autre côté de la rive. Cette passerelle entre deux mondes est bouleversante. D’un côté la “normalité”, de l’autre l’enfer. La phrase inscrite sur la porte de l’Enfer de Dante me revient en tête : “Vous qui entrez, laissez toute espérance.”  Et pourtant… Ce pont est devenu un symbole de solidarité et d'espoir. La foule est si dense que j’ai peine à me frayer un chemin. Ma tâche est ingrate : je dois passer des appels aux familles des disparus. Mes confrères grimpent sur un banc pour préparer le direct de 13 heures. Je n’ai jamais vu une telle marée humaine.

 

Des volontaires allant à La Torre par le pont.
Des volontaires allant à La Torre.

 

Je pourrais évoquer encore de tant de souvenirs, comme ce jeune survivant à Chiva, qui a échappé de justesse à la noyade et nous montre la vidéo de sa voiture engloutie par les eaux, ou cette sœur d’un disparu qui évoque avec infiniment de pudeur les jours passés à le rechercher et la certitude qu’elle ne le reverra plus. Il y a aussi cette femme qui passe devant nous, poussant un caddie plein de conserves, et qui nous confie qu’elle porte le même soutien-gorge maculé de boue depuis une semaine. Et puis ce grand-père et sa petite-fille… qui ont tout perdu. Todo. Todo. Ces mots résonnent encore dans ma tête.

 

des détritus à Benetusser
A l'entrée de Benetusser.

 

Mais je veux garder une image en particulier, m’accrocher à une lueur de beauté dans l’histoire de la laideur. Celle d’un couple de Hollandais en vacances, qui ont laissé leur yacht à la Marina pour venir aider les habitants de Paiporta. Ils avancent, couverts de terre, mais ils rayonnent comme un fragment de lumière au cœur de l’obscurité. Un diamant d’humanité au milieu de toute cette boue. 

 

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