En se lançant dans la rédaction du livre “The Art of Thai Comics”, le Belge Nicolas Verstappen était loin d’imaginer les surprises que l’histoire de la bande dessinée thaïlandaise lui réservait.
Pour beaucoup, qu’ils soient expatriés ou Thaïlandais, la bande dessinée thaïlandaise reste une forme d’art méconnue, oubliée ou dans l’ombre des mangas japonais, comics américains ou BD franco-belges. Avec son livre “The Art of Thai Comics: A Century of Strips and Stripes”, l’auteur belge Nicolas Verstappen invite à découvrir un siècle d’histoire de la bande dessinée thaïlandaise.
“En me lançant dans ce projet, j’ai littéralement ouvert la boîte de Pandorre, tous les deux mois je découvrais un auteur oublié et pourtant majeur dans son style. Entre les moussons, l’humidité, et le manque de considération pour cette forme d’art, beaucoup de BD ont été détruites”, commente le quadragénaire professeur à la faculté d’art et communication de l’université de Chulongkorn.
Pendant cinq années, Nicolas a écumé les bibliothèques nationales et universitaires, les archives de l'État, les bouquineries de seconde main et les collections privées afin de reconstituer l’histoire d’un genre universel qu’est la BD avec toutes ses spécificités culturelles thaïlandaises. À travers 288 pages richement illustrées, l’auteur invite le lecteur à découvrir près de 100 ans d’histoire méconnue. Un ouvrage incontournable pour les aficionados!
Lepetitjournal.com a rencontré Nicolas Verstappen dans un café à quelques pas de l’université afin d’échanger et de comprendre comment un Belge arrivé en Thaïlande en 2014 se retrouve à écrire sur la BD thaïlandaise et à alimenter régulièrement son blog personnel.
À quand remonte votre intérêt pour la bande dessinée ?
Je suis passionné de BD depuis l’enfance : BD franco-belge, américaine, les mangas, etc. J’étais curieux de tout! Au moment de rentrer à l’université, il n’y avait pas de section BD dans le milieu universitaire, donc j’ai créé mon propre cursus en commençant par étudier l’histoire de l’art, avant de continuer avec un master en histoire du cinéma et écriture cinématographique. Je pensais alors que la BD se trouvait quelque part entre les tableaux et l’art séquentiel du grand écran.
Ensuite, j’ai travaillé pendant 15 ans chez Multi BD, une librairie consacrée au 9ème art sur le Boulevard Anspach à Bruxelles. Je m’intéressais beaucoup au récit de l’intime, aux autobiographies, j’ai réalisé que beaucoup d’auteurs passaient par la BD pour raconter les abus dont ils avaient souffert. Je me demandais pourquoi autant d’auteurs choisissent spécifiquement la BD pour parler des traumas, en quoi est-elle un médium particulièrement adapté pour raconter l'indicible. Cela a été le début de mes recherches. J’ai réalisé des conférences autour de ce thème, mis en place des ateliers d’écriture de BD, etc.
Qu’est-ce qui vous a amené en Thaïlande ?
Vers les années 2010, le marché du livre, en particulier la BD, est passé en surproduction : je gérais plus les stocks et les invendus que je ne conseillais les clients. Je me retrouvais dans une absence de plaisir, et donc, avec mon épouse, nous avons réfléchi à la suite. À la même époque, nous avions découvert la Thaïlande grâce à une amie. Au bout de 10 voyages en Thaïlande, nous nous sommes dit qu’il était temps de venir s’y installer.
Nous sommes arrivés en 2014, nous avons pris des cours de thaïlandais et, vu que j’étais toujours intéressé par la BD et par le désir d’enseigner, j’ai envoyé mon CV dans plusieurs universités. Dans la semaine, je recevais une réponse positive du professeur Jirayudh Sinthuphan, directeur du programme international à l’université de Chulalongkorn. Aujourd’hui, j’en suis à ma sixième année, je donne des cours de communication, de sémiologie, d’écriture de BD et, bien sûr, d’histoire du récit graphique en partant des peintures murales dans les temples, des rouleaux peints en Isan en passant par le dessin politique des années 1920 à la BD contemporaine.
La Belgique est souvent considérée comme le pays de la bande dessinée, cette caractéristique a-t-elle été un atout dans vos recherches ?
Ma nationalité n’a pas joué de rôle. Par contre, de par mes études et mon parcours professionnel, je considère la BD comme le neuvième art, qu’elle mérite une attention particulière sans émettre de jugements sur les différents styles : populaire, alternatives, etc. La bande dessinée dévoile beaucoup sur la société, sur ses valeurs, sur ses idées et ses préjugés.
Le fait d’être francophone m’a par contre aidé. La francophonie traduit un grand nombre de livres illustrés du monde entier. En France et en Belgique, nous avons accès à des BD coréennes, sud-américaines, des mangas, des comics américains, etc.
J’aurais eu des difficultés à faire le même livre, ou en tout cas à voir les emprunts et les influences étrangères dans la BD thaïlandaise. Mon livre, même s’il est très local, montre à quel point la BD est un médium qui voyage super vite. La Thaïlande étant un carrefour de l’Asie, elle a eu accès à des BD, des caricatures ou illustrations de partout. On peut observer chez certains auteurs des influences des Philippines, de la scène franco-belge, japonaise, italienne, américaine.
À l’inverse la BD thaïlandaise s’exporte très peu, pourquoi ?
En effet, la BD thaïlandaise ne s’exporte pas. Avant de venir en Thaïlande, je n’en avais d’ailleurs jamais lu.
Pour moi, il y a trois raisons pour lesquelles la BD thaïlandaise ne s’exporte pas. Il y a d’abord une part de modestie. Les Thaïlandais pensent que le public étranger n’est pas intéressé par leur style, le folklore local. Ensuite, il y a le problème de la langue, très peu d’auteurs thaïlandais publient en anglais, tout est produit thaïlandais, une langue difficile à traduire. Enfin, à l’inverse de la modestie, il y a aussi une fierté nationale un peu paradoxale. Ils voient leur culture comme tellement unique que par défaut, les personnes extérieures ne peuvent la comprendre. À cela s’ajoute la peur d’être mal compris, de perdre la face et d’être moqué.
Pouvez-vous raconter la genèse de votre livre ?
Chulalongkorn est une université de recherches, donc tous les professeurs doivent avoir des projets de recherches. Pour mon projet, je me suis tourné vers la situation de la BD locale et alternative des 20 dernières années en Thaïlande. À un moment donné, l’université m’a demandé d’ajouter un “petit” chapitre pour revenir sur l’histoire de la BD avant l’année 2000. Je pensais que ce serait facile, j’ignorais que j’allais ouvrir la boîte de Pandore, il y avait un siècle complètement oublié, perdu!
Entre 1990 et 1998, le marché de la BD en Thaïlande s’est effondré, on note une déconnexion entre les classiques et les modernes. Beaucoup d’auteurs contemporains n’avaient aucune idée de ce qui se faisait avant 1990. En plus, entre les moussons, l’humidité et le manque d’intérêt pour cette forme d’art, beaucoup d’ouvrages avaient disparu! J’ai cru que j’allais m’effondrer. Mais en continuant mes recherches, tous les deux mois je découvrais un nouvel auteur majeur. Ce qui ne devait être qu’un petit chapitre est devenu de plus en plus important.
Encore l’année dernière, un vendeur privé m’a contacté pour me dire qu’il avait trouvé une caisse avec des vieilles planches, il y en avait plus de 1.700! Une personne dans les années 1930 avait découpé toutes les semaines les planches de BD dans les journaux, les avait reliées et conservées et ce n’est que 80 ans plus tard que ses petits-enfants ont fait la découverte. Tous ces récits n’étaient nulle part, ils étaient visibles pour la première fois depuis les années 1930!
Avec ce genre de découvertes, il m’a fallu 5 ans pour terminer mon livre.
Quels sont les retours que vous avez eus sur votre livre ?
Jusqu’ici, la presse, en particulier la presse thaïlandaise, est unanime. Cela a été un soulagement pour moi. Forcément, en tant qu’étranger, j’avais peur de m’être planté, d’avoir fait des erreurs de jugements ou de perceptions. L’aspect culturel et historique m’a pris beaucoup de temps. En tant qu’historien de l’art, l’analyse de planche est rapide, facile. Par contre, il me fallait connaître la culture, car la BD est un nœud entre de nombreuses formes artistiques, c’est à la fois graphique, littéraire et cinématographique avec des références aux folklores, aux contes, au théâtre, etc.
The Art of Thai Comics est à la fois un livre sur la BD, mais aussi sur la culture thaïlandaise de manière générale. Étant passionné de BD, je pense qu’elle mérite une véritable attention critique, une plus grande reconnaissance en tant que forme d’art au niveau populaire et académique. La BD est un miroir de la société, elle aide à comprendre ses évolutions, ses rapports avec les étrangers, avec ses traditions.
Par exemple, la BD a un lourd passif de stéréotypes raciaux comme dans Tintin et la BD thaïlandaise n’en est pas exempte. Les débuts de la BD siamoise montrent l’immigration chinoise de manière très stéréotypée et négative. La représentation de la femme est un autre exemple qui permet de comprendre l’évolution d’une société, d’une culture et cela de manière à la fois pertinente, précise et ludique.