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ALAIN GRESH - Laïcité, c’est la neutralité de l’Etat, pas des citoyens

Écrit par Ella Carmi
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 15 novembre 2016

 

Journaliste français spécialiste du Proche-Orient, Alain Gresh, directeur du Monde Diplomatique jusqu'en 2014, est l'auteur de plusieurs ouvrages dont « L'islam, la République et le Monde », publié aux éditions Fayard. Il était de passage au Salon du Livre francophone de Beyrouth.

Lepetitjournal.com/Beyrouth : Comment décririez-vous l'islamophobie en France aujourd'hui?
Alain Gresh : En voie de développement, elle est portée par une partie des médias et les responsables politiques. Je pense que, dans le cadre de la campagne présidentielle qui se prépare, cela risque de s'accentuer. En effet, les politiques y voient un dérivatif intéressant pour éviter de parler des problèmes de chômage ou d'éducation. Un récent sondage a montré que la majorité des Français considère qu'on parle trop d'islam.

Quelle définition donnez-vous à l'islamophobie ?
D'abord, ce n'est pas la critique de l'islam. On a le droit en France de critiquer les religions et on ne s'en prive pas. L'islamophobie est, pour moi, une façon de plaquer sur les musulmans des caractéristiques propres qui découleraient de leur religion.

C'est aussi leur faire subir des discriminations liées ou non à la religion. Par exemple, le contrôle au faciès est la suite du racisme anti-arabe ou anti-noir qui a toujours existé en France. Ce n'est donc pas quelque chose de nouveau. Simplement, il prend la forme aujourd'hui de racisme anti-musulman.

Ce racisme-là est pratique. Il permet aux gens de gauche d'être islamophobes, en disant qu'ils ne sont pas contre les Arabes ou une autre race, mais contre une religion. Le racisme le plus dangereux n'est pas le refus de l'autre mais le racisme de type institutionnel comme les discriminations à l'embauche et au logement ou les contrôles au faciès qui sont renforcés par des lois adoptées par l'Etat - comme la loi sur le voile en 2004. Ce sont ces lois qui ont ouvert la voie à un débat sur les musulmans de France et qui ont justifié les discriminations et éventuellement les agressions.

Comment expliquez-vous cette montée de l'islamophobie? Quels en ont été les éléments déclencheurs?
Si la France est un pays d'immigration, il y a toujours eu du racisme à l'égard des immigrés. Par exemple, quand j'étais à l'école, les plus stigmatisés étaient les Portugais. Mais il y a plusieurs choses qui ont changé.

D'abord, l'installation de la crise économique et sociale depuis les années 1980 a favorisé le racisme comme dans les années 1930. La deuxième dimension, internationale, est le surgissement de l'islam politique ou islamisme après la révolution iranienne. Cela a fait apparaître une menace internationale que les pays européens et les États-Unis considèrent comme une menace stratégique depuis 2001.

Il n'y a donc plus seulement l'idée que les immigrés prennent notre travail et vivent des allocations mais également l'idée qu'ils représentent une cinquième colonne Les attentats qui ont eu lieu en France ont accentué cette vision.

Enfin, il y a peut-être un troisième élément. Depuis 30 ans, les politiques de droite et de gauche se sont rapprochées des politiques néolibérales qui aggravent les inégalités et provoquent des forts mécontentements dans la population. Face à ça, l'islam est une bonne diversion.

Peut-on comparer la judéophobie des années 30 à l'islamophobie d'aujourd'hui?
Comme toutes les comparaisons, celle-ci n'est pas univoque. Nous vivons la même crise économique et sociale que dans les années 1930. On ne va pas revenir au nazisme mais il y a des phénomènes similaires. On ne peut pas penser qu'on est immunisé comme le montre la poussée des mouvements d'extrême droite.
On catégorise une frange de la population comme une entité maléfique qui menacerait la société française. A l'époque, les juifs étaient considérés comme une menace cachée voulant prendre le pouvoir en France, ils étaient « les fourbes » et tenaient « un double langage ». Aujourd'hui, on entend que les musulmans mettent en danger notre mode de vie.

Bien qu'il n'y ait pas de statistiques officielles, les Français se réclamant musulmans représentent 5% de la population. C'est étonnant de penser que les musulmans peuvent menacer le mode de vie français comme il était étonnant de penser que les juifs pouvaient menacer la nation française à l'époque.

Le débat sur l'identité de la France, en vogue aujourd'hui, existait dans les années trente. Certains disent que les musulmans mettent en cause cette identité. Il y a 80 ans, on entendait que les juifs altéraient la pureté de la nation française. Il y a une volonté d'imposer un récit national avec un peuple français éternel qui traverserait l'histoire. Mais il n'y a pas d'essence de la France. Elle s'est enrichie au fur et à mesure des vagues d'immigration.

Que pensez-vous aujourd'hui de la laïcité française ?
Je suis favorable à la laïcité de 1905, celle que Jean Jaurès et Aristide Briand ont fait voter. La laïcité, c'est la neutralité de l'Etat et non celle des citoyens. Aujourd'hui, on essaie d'imposer une laïcité qui n'a rien à voir avec celle que voulaient Jaurès et Briand. C'est une nouvelle conception de la laïcité, celle de la neutralité des citoyens. C'est une arme de guerre dirigée contre les musulmans. On veut entraîner les musulmans contre la laïcité.

Je dis aux musulmans : la laïcité est une protection pour vous. Je parle de la laïcité des pères fondateurs, pas la laïcité fantasmée. La laïcité a plusieurs définitions. Je ne me place pas d'un point de vue philosophique mais juridique.
La laïcité, ce sont les lois de séparation de 1982 et 1986 sur l'école et l'Eglise et la loi de séparation de l'Église et de l'État de 1905. Il faut les appliquer.

Le système est globalement toujours fondé sur les lois de 1905 malgré des lois anti-laïques de 2004. On l'a vu avec le Conseil d'État qui s'est opposé aux arrêts sur le burkini. Pour l'instant, les lois sont une protection mais rien n'est immuable. La Convention Européenne des Droits de l'Homme protège d'un changement radical de législation, empêchant l'interdiction du foulard, par exemple.

L'islamophobie est-elle plus présente en France qu'ailleurs?
C'est un phénomène européen comme le montre la montée des mouvements d'extrême droite en Europe de l'Est, en Allemagne ou dans d'autres pays. Il prend en France des contours particuliers liés à l'histoire de la laïcité. Au Royaume-Uni, il y a aussi de l'islamophobie mais le fait d'être reçu dans un magasin de luxe par une femme portant un hijab et très maquillée ne choque pas. En France, c'est légalement possible mais ça n'existe pas.

L'islamophobie en France a deux volets : la laïcité et les femmes. La situation en France est paradoxale. Autant, il est frappant de voir à quel point les responsables français, toujours réticents au féminisme, se découvrent une volonté de « libérer » la femme musulmane. Ils n'ont pas cette même volonté avec la femme française « de souche ».

Une femme avec un foulard dans une assemblée choque mais pas le fait qu'il y ait dix hommes blancs pour une femme et pas une femme dans une tribune, ça ne choque personne. Il est assez savoureux de voir à quel point la question féminine a été instrumentalisée dans la lutte contre l'islam.

Donc pour vous, la femme musulmane est devenue un outil de guerre idéologique?
Oui, absolument. Il n'y a pas de formation politique, à gauche ou à droite, qui ait une vision très claire de ces questions.

 

Ella CARMI (www.lepetitjournal.com/Beyrouth) vendredi 11 novembre 2016

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