Édition internationale

Le journaliste Mirel Bran nous éclaire sur la situation politique en Roumanie

La Roumanie vit une période de crise sans précédent, avec l'annulation des élections présidentielles, la montée de l'extrême-droite et des soupçons d'ingérence russe. Mirel Bran, journaliste et correspondant du journal Le Monde, nous apporte son éclairage sur cette situation brûlante...

mirel bran journaliste roumanie interviewmirel bran journaliste roumanie interview
Écrit par Lepetitjournal Bucarest
Publié le 25 janvier 2025, mis à jour le 27 janvier 2025

Les mouvements extrémistes, nationalistes ou souverainistes que nous observons aujourd’hui sont avant tout des manifestations de mécontentement face au pouvoir. Ce n’est pas tant une incapacité des autorités à répondre qui a engendré ces mouvements mais plutôt leur autosuffisance et leur déconnexion des attentes légitimes des citoyens.

Comment expliquez-vous le phénomène Calin Georgescu?

Mirel Bran : Calin Georgescu est une véritable anomalie politique mais il reflète avant tout notre propre méconnaissance des nouveaux médias. Internet a ouvert des espaces d’expression inédits comme TikTok, des plateformes souvent négligées par les journalistes des médias traditionnels enfermés dans leurs rédactions. Ce phénomène met en lumière notre déconnexion avec une partie importante de la société et la facture de cette ignorance risque d’être particulièrement lourde.

 

Certains analystes comparent la période que nous vivons en Roumanie (le niveau de pauvreté et d’inégalités compte parmi les plus hauts de l’UE) aux années 30 quand, sur fond de frustrations accumulées par certaines couches de la population et de l'incapacité des autorités à y répondre, sont nés des mouvements extrémistes/fascistes. Qu'en pensez-vous?

Les parallèles historiques peuvent éclairer certains aspects mais ils ne sont pas toujours fiables. La situation actuelle diffère profondément de celle des années 1930. Les mouvements extrémistes, nationalistes ou souverainistes que nous observons aujourd’hui sont avant tout des manifestations de mécontentement face au pouvoir. Ce n’est pas tant une incapacité des autorités à répondre qui a engendré ces mouvements mais plutôt leur autosuffisance et leur déconnexion des attentes légitimes des citoyens.

 

La Moldavie aussi a connu des élections présidentielles en 2024 or la présidente avait averti en amont l’UE et l’OTAN du danger représenté par l’ingérence russe. Pourquoi la Roumanie ne s'était-elle pas préparée comme son voisin la Moldavie?

La classe politique roumaine a sous-estimé le danger représenté par la guerre hybride menée par la Russie. Contrairement à la Moldavie, qui vit sous une menace directe, la Roumanie a laissé le népotisme et la corruption gangrener ses institutions, y compris celles chargées de la sécurité nationale. Les experts capables de comprendre et de contrer ces menaces sont absents des cercles du pouvoir et cela se ressent cruellement dans la gestion de cette crise.

 

On parle beaucoup d'ingérence russe dans le processus électoral roumain mais a-t-on pour le moment des preuves concrètes?

Les rapports des services de renseignement, bien qu’accessibles, manquent de clarté. Ils se contentent de suggérer des interférences sans fournir de preuves irréfutables. Cette ambiguïté affaiblit la crédibilité des institutions roumaines et alimente les doutes aussi bien au niveau national qu’international.

 

Contrairement à d'autres pays européens, la Roumanie avait résisté longtemps aux mouvements d'extrême-droite/populistes et avait toujours insisté sur sa vision pro-européenne et pro-OTAN. Or aujourd'hui environ un tiers des votants ont opté pour l’extrême droite (Calin Georgescu et AUR). Quelles sont les raisons profondes de ce revirement selon vous et de quand date-t-il?

Le mariage d’intérêts entre la gauche (Parti social-démocrate) et la droite (Parti national libéral) pour gouverner la Roumanie, tout en laissant prospérer une corruption généralisée, a ouvert un boulevard politique aux mouvements extrémistes. Ce phénomène remonte au 5 février 2011 lorsque Crin Antonescu, alors chef de file des libéraux, a approuvé une alliance controversée entre les libéraux et les sociaux-démocrates, baptisée l’Union sociale-libérale (USL). La victoire de Klaus Iohannis, candidat libéral, à l’élection présidentielle de 2014, s’est largement appuyée sur un vote de protestation contre les abus perpétrés sous l’égide de l’USL. Cependant, une fois élu, Iohannis a choisi de délaisser son propre électorat pour soutenir cette coalition contre-nature entre la droite et la gauche. Cette décision a laissé un vide béant dans l’opposition politique créant ainsi un terrain fertile pour l’essor des mouvements extrémistes et nationalistes.

 

Que pensez-vous de la décision de la Cour constitutionnelle d’annuler les élections présidentielles ?

Juridiquement, c’est une décision controversée et mal justifiée. Les arguments avancés manquent de poids ce qui fragilise encore davantage la confiance dans les institutions. Politiquement, elle a offert un répit temporaire, mais la nomination de Marcel Ciolacu comme premier ministre et de Crin Antonescu comme candidat à la présidence sont perçues comme des provocations par une grande partie de l’électorat. Les Roumains ne voteront plus pour élire mais pour protester.

 

La Commission européenne a lancé une enquête contre TikTok, que les autorités roumaines soupçonnent d’avoir manqué à ses obligations lors des élections, en permettant une énorme opération d’influence en faveur de Calin Georgescu. Que peut concrètement faire l'UE et surtout son nouveau règlement sur les services numériques (le Digital Service Act) ?

TikTok est un outil stratégique dans la guerre hybride que mènent des puissances comme la Chine et la Russie. La Roumanie, seule, est incapable de contrer ces influences. Même à l’échelle européenne les réponses sont limitées. L’Union européenne manque de coordination et de puissance pour affronter ce défi. À ce rythme l’Europe risque de devenir un spectateur impuissant sur la scène géopolitique mondiale tandis que le futur se jouera ailleurs.

 

Mirel Bran a construit son expertise professionnelle au sein des médias européens : Le Monde, France 24, Le Point, Radio France Inter, Arte, Radio Télévision Suisse et bien d'autres. Il est l'auteur de trois ouvrages publiés en France et a réalisé des reportages, documentaires et courts-métrages primés, présentés dans des festivals de cinéma sur quatre continents. Il a suivi une formation en journalisme à l’École Supérieure de Journalisme de Lille et obtenu un doctorat en sciences de l’information à l’Université Paris II Panthéon-Assas. En reconnaissance de ses contributions, la France lui a décerné en 2023 le titre de « Chevalier des Arts et des Lettres ».

lepetitjournal.com bucarest
Publié le 27 janvier 2025, mis à jour le 27 janvier 2025

Flash infos

    Pensez aussi à découvrir nos autres éditions