Au Cambodge, l'année est rythmée par l'arrivée de la pluie. Sa précocité, ou son arrivée tardive, sa soudaineté, son volume, sont bien sûr des éléments essentiels qui déterminent la production agricole. Ainsi s’il est bien connu que la mousson joue un rôle essentiel sur la sécurité alimentaire du pays ; l’alternance de périodes d’inondations et de sècheresses n’a-t-elle pas, aussi, des conséquences importantes sur le plan sanitaire en lien avec les pathogènes de l’eau ou le transport des polluants ?
L'Institut de Recherche pour le Développement au Cambodge (IRD) s’est posé la question. L'IRD est un organisme de recherche public français pluridisciplinaire.
Depuis une quinzaine d’années, il développe au Cambodge, des actions de recherche dans des domaines majeurs : les sciences de l’environnement et l’agronomie, la santé publique et les sciences humaines et sociales.
Sylvain Massuel exerce un métier peu commun : il est hydrogéologue quantitatif. Il travaille actuellement au sein d’une unité de recherche sur la gestion des ressources en eau (G-EAU) de l'Institut de Recherche pour le Développement durable (IRD) au Cambodge. Il a fait de l’évolution des ressources en eau son objet d’étude.
Sujettes à un développement agricole intensif, les zones inondées dans le delta supérieur du Mékong sont devenues son terrain de recherche préféré. A grand coup de modélisation, d’enquêtes de terrain, couplées à des analyses microbiologiques -bactériennes et à des procédures d'identification des vulnérabilités en tout genre, le chercheur a dirigé coordonné une véritable étude interdisciplinaire sur l’eau, aux cotéscôtés d’autres scientifiques de l’IRD (MIVEGEC et Espace-Dev) et de partenaires institutionnels cambodgiens tels que l’Institut de Technologie du Cambodge (ITC), l’Institut Pasteur du Cambodge (IPC) et l’Université Royale d’Agriculture (URA).
C’est ainsi qu’est né le projet Wat Health, avec le soutien financier de la France (Fonds de Solidarité pour les Projets Innovants), dont le but est de définir la vulnérabilité des populations rurales aux risques sanitaires liés aux inondations saisonnières, et essayer d’anticiper les réponses les plus appropriées.
Le PetitJournal.com est parti à sa rencontre pour comprendre de quoi il en retourne.
L’eau est un élément essentiel dans la vie des cambodgiens, le grand public pense évidemment aux inondations et à la pêche, mais n’y a-t-il pas d’autres sujets essentiels qui méritent d'être étudiés ?
Il y a bien sûr d’autres problématiques en lien avec l’eau. Contrairement aux idées reçues, si l’eau est abondante en période de mousson, elle peut faire défaut en fin de saison sèche. Dans de nombreuses provinces, cultiver durant cette période représente un risque important de perte des cultures. Sans eau disponible, il n’est pas possible de cultiver avant les premières pluies de mousson. Cela représente un réel enjeu pour le développement économique régional.
Dans le haut delta du Mékong, la crue annuelle du fleuve inonde les plaines et y apporte des sédiments fertiles. A partir du début du 19ème siècle, des centaines de petits canaux ont été construits pour détourner les eaux du fleuve et faciliter l’accumulation des limons. Dès la décrue, les terres gorgées d’eau peuvent alors être travaillées puis mises en culture, limitant les besoins en eau d’irrigation. Il y a donc un double enjeu de gestion de l’eau : celui de drainer les eaux rapidement pour faire émerger les terres cultivables et bénéficier des dernières pluies de la saison, puis conserver l’eau dans les canaux pour permettre l’irrigation en saison sèche. Ainsi, jusqu’à 3 récoltes de riz peuvent être réalisées sur une année et des légumes peuvent être cultivés en dehors de la période de mousson.
Ces infrastructures et ces pratiques culturales permettent en partie de contrôler l’arrivée et le départ des eaux dans la plaine. Elles modifient la manière dont les inondations se produisent et changent donc les conditions d’humidité dans le temps et dans l’espace. Plusieurs questions se posent alors sur les conséquences de ces changements. Si les surfaces habituellement sèches ou sous les eaux changent, ou que la durée de la submersion évolue, quels peuvent être les effets sur les écosystèmes et la qualité de l’eau ? Quelles espèces seront avantagées ou désavantagées ? Allons-nous au-devant de la disparition ou de la prolifération de certains agents pathogènes ou animaux vecteurs de maladies comme les rongeurs ou les moustiques ? Quels sont les risques sanitaires associés pour les populations locales ? Ce sont ces questions que nous avons voulu poser et étudier dans une région agricole au sud de Phnom Penh.
Quels sont les moyens, humains, financiers, que vous avez réunis pour le projet Wat Health ?
On comprend aisément que pour répondre à de telles interrogations, il est nécessaire de rassembler des experts dans plusieurs domaines scientifiques comme l’hydrologie, l’épidémiologie, la microbiologie, l’entomologie, la chimie, la géographie ou les sciences humaines et sociales. Le projet a donc impliqué une quarantaine de personnes parmi les différents partenaires. Un enjeu majeur a été de réussir à faire travailler tout ce petit monde ensemble, vers un objectif commun. Des moyens importants - financés par le Ministère de l’Europe et des affaires étrangères via l’Ambassade de France au Cambodge dans cadre du Fonds de Solidarité pour les Projets Innovants - ont été déployés sur 2 années pour financer cette recherche mais aussi pour doter les partenaires des équipements nécessaires et renforcer l’expertise des agents cambodgiens à certaines techniques d’analyse.
On imagine bien que le travail scientifique de terrain n’est pas de tout repos. Avez-vous rencontré des difficultés particulières depuis le début des recherches ?
Collecter des données socio-environnementales pour faire un état des lieux minutieux nécessite beaucoup de travail sur le terrain. De nombreux entretiens avec les habitants et agriculteurs sur place ont par exemple été nécessaires pour comprendre les pratiques d’irrigation et l’utilisation des pesticides. Il a fallu prélever plusieurs milliers d’échantillons d’eau et de sols avec des conditions expérimentales à respecter parfois très contraignantes. Les équipes ont dû improviser, selon la saison, pour accéder chaque mois aux mêmes points d’échantillonnage, parfois rendus très difficile d’accès par les pluies. Une partie importante de l’étude devait déterminer la présence actuelle ou ancienne d'une infection chez les habitants pour mesurer l’exposition des populations à certaines bactéries. Cette enquête a nécessité la réalisation de prises de sang, et donc l’obtention des accords éthiques en coordination avec les autorités et les populations locales. La pandémie de la Covid19 n’a pas non plus aidé à réaliser ces activités dans les meilleures conditions. Il était prévu pour certains collègues cambodgiens de suivre une formation dans un laboratoire à l’étranger. Un futur jeune papa a bien failli ne pas renter à temps pour l’accouchement de sa femme. Ce genre d’anecdote renforce aussi le travail d’équipe !
Avez-vous pu recueillir pour le moment des résultats satisfaisants ? Et que pouvez-vous nous en dire ?
Les données sont encore en cours d’analyse, mais quelques résultats sont déjà apparus. On note par exemple que l’espèce de moustique Culex vishnui est la plus répandue en saison sèche. Ces moustiques sont connus pour apprécier des eaux plutôt chaudes et stagnantes et pour être les vecteurs les plus importants du virus d’encéphalite japonaise. Cela signifie qu’ils ne prolifèrent pas durant les grandes inondations saisonnières, alors qu’ils s’épanouissent dans les flaques entretenues par l’irrigation. Or, nous montrons également qu’à partir de 2008, la durée moyenne des inondations est réduite de presque 3 semaines ce qui allonge d’autant plus la période propice à leur développement. On a également inventorié plus de 300 produits pesticides différents utilisés dans la zone. Certains se retrouvent dans les eaux souterraines avec un risque potentiel pour la qualité de l’eau potable. Les bactéries pathogènes liées à l’eau et responsables de maladies telles que la leptospirose et la mélioïdose ont été détectées dans l’environnement. Certaines bactéries sont présentes dans les sols humides, d’autre directement dans l’eau ou les sols inondés et notre étude déterminant la présence d'une infection chez les habitants a révélé une forte exposition humaine à ces deux maladies bactériennes dans cette zone agricole. Il reste désormais encore à croiser de nombreuses données pour vraiment tirer parti de tout ce travail pluridisciplinaire.
A quoi vont servir exactement ces recherches et la synthèse de vos résultats ?
Il est toujours difficile d’évaluer la réelle contribution d’un projet de recherche, car des résultats peuvent s’avérer décisifs plusieurs années après leur découverte et parfois dans des contextes inattendus. Néanmoins, la mise en évidence de la présence dans l’environnement de bactéries responsables de la leptospirose et la mélioïdose va permettre de mieux informer, surveiller et diagnostiquer ces maladies bactériennes encore peu connues au Cambodge. Il y a un réel enjeu pour l’adaptation des protocoles de soins. On comprend aussi mieux aujourd’hui le trajet suivi par certains pesticides et les possibles zones d’accumulation. Cela permet d’anticiper l’évolution de la situation et met en évidence la nécessité de mieux informer et accompagner les agriculteurs dans leurs pratiques. Mais le projet Wat-Health n’était pas qu’un projet de recherche. Il a aussi permis de favoriser des interactions entre différentes institutions du Cambodge et de former les scientifiques à de nouveaux outils d’analyse. Un tableau de bord des données est par ailleurs accessible en ligne et va permettre l’accès public aux résultats pour un suivi à plus long terme.