C’est l’évènement littéraire de cette rentrée post-confinement au Cambodge. Les Éditions SIPAR publient la traduction en khmer du Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras. Le lancement a eu lieu le 25 novembre dernier à l’institut Français de Phnom Penh, en présence de l’Ambassadeur de France et d’un représentant du ministre de l’Education.
L’action du Barrage contre le Pacifique se passe au Cambodge
Le Barrage contre le Pacifique, roman à forte teneur autobiographique paru en pleine guerre d’Indochine, quatre ans avant les Accords de Genève, est intimement lié au Cambodge. C’est en effet dans la région de Kampot, sur le littoral cambodgien, que la mère de Duras avait acheté une concession qui s’est révélée incultivable. Bernée par l’administration coloniale, elle a dilapidé santé et fortune pour protéger ses terres contre les fortes marées de juin.
Le cinéaste franco-khmer Rithy Panh a porté l’œuvre à l’écran en 2008, avec Isabelle Huppert dans le rôle de la mère, mais aucune traduction en cambodgien n’avait été réalisée à ce jour.
Une traduction en binôme
C’est maintenant chose faite, grâce à la persévérance de deux traducteurs indépendants, Be Puch et Christophe Macquet, qui ont passé plusieurs années à traduire ensemble les quelques 400 pages du chef-d’œuvre de Duras.
Pour Jean-Michel Filippi, linguiste basé à Phnom Penh, intéressé depuis toujours au rapport de Marguerite Duras et du Cambodge, «
Les deux traducteurs ont accompli un travail incroyable : la musique durassienne avec ses rythmes et ses angles quasi cinématographiques sont bien présents dans le texte en langue khmère, au point qu'on a le sentiment que le khmer en est la langue d’origine.
Be Puch et Christophe Macquet ont également traduit en cambodgien L’Aleph de Jorge Luis Borges, publié à Phnom Penh en 2017. Photos fournies
Il s’agit de la deuxième traduction du Barrage contre le Pacifique dans une langue de l’ex-Indochine, après la traduction vietnamienne de Le Hong Sam (Đập ngăn Thái bình dương, Hanoi : Éditions Littéraires, 1997).
Gageons que Marguerite Duras, décédée à Paris en 1996, ne serait pas mécontente de voir son roman « indochinois », roman anticolonialiste, roman du désir aussi, du désir cruel (pauvre monsieur Jo !), traduit dans la langue des descendants d’Angkor.
Son Excellence, J. Pellet, Ambassadeur de France, remet à la Sa Majesté la Reine-Mère un exemplaire de la traduction du Barrage contre le Pacifique. Photo Ambassade
Pour ceux qui désirent aller plus loin, consulter le blog de Christophe Macquet, il nous y livre quelques aspects de son travail de traduction.
En voici un extrait :
Dans le « Barrage contre le Pacifique », Duras utilise régulièrement un mot étrange, inconnu des dictionnaires de langue française, le mot « rac ». On sait qu’il s’agit d’un cours d’eau qui descend des hauteurs couvertes de jungle et se jette dans la mer.
Avec Puch, la co-traductrice, nous avions tout naturellement traduit ce mot, que nous supposions d’origine vietnamienne (Duras parlant vietnamien lorsqu’elle était petite), par le mot ព្រែក /prɛɛk/ prèk.
Prèk a plusieurs sens en cambodgien. Dans un contexte fluvial intérieur (Mékong supérieur et inférieur, Tonlé Sap, Bassac), c’est un cours d’eau, naturel ou artificiel (dans ce cas, on parle de « canal »), qui relie le fleuve à un étang (le « beung » បឹង /bəŋ/) en fendant le bourrelet des berges. Suivant la période, l’eau coule du fleuve vers l’étang ou de l’étang vers le fleuve. Dans un contexte littoral, le prèk descend, comme nous l’avons dit, des montagnes tropicales, traverse la plaine déclive, coupe à travers la mangrove et se perd dans la mer. Pendant la saison des pluies, l’eau douce qui dévale la pente est trop abondante et doit être régulée. Pendant les grandes marées, l’eau salée dépasse le rempart des mangroves, remonte le cours du prèk et peut endommager les rizières (d’où l’importance des digues).
J’ai enfin retrouvé le mot vietnamien d’origine, grâce à un dictionnaire vietnamien-khmer que m’a transmis mon ami Lim (mon vieux frère Singe !). Il s’agit du mot rạch, qui se prononce /rak/ dans le sud du Vietnam (la prononciation dans le Nord est différente). Le dictionnaire nous dit : rạch = កូនព្រែក (/koon-prɛɛk), « enfant-prèk », c’est-à-dire « petit prèk ».
Le mot ne ferait pas partie du vieux fond commun entre les deux langues (le vietnamien et le cambodgien sont des langues môn-khmer), mais serait un emprunt tardif du vietnamien au cambodgien, avec altération de la voyelle et de la suite consonantique initiale (/pr/ n’existant pas en vietnamien).