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NOUVELLE- Pierre, ou la Villa Thévada

« Les villas de Kep » est un projet de 14 nouvelles que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent. P.S. tous les noms ont été changés ou imaginés

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Écrit par Emmanuel PEZARD
Publié le 13 août 2023, mis à jour le 23 août 2023

Pierre, ou la Villa Thévada

1970

« Mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était fait, comme des rats. », Voyage au bout de la nuit. Céline

 

Je n’ai pas eu le temps de fuir. La roquette a traversé le salon, puis la cuisine, Pierre, et la salle-de-bain. La déflagration, elle, a traversé mes tympans, mon cœur puis mon âme.

 

***

   Pierre m’avait dit que non, on avait le temps d’organiser notre fuite.

   « On a vingt-quatre heures, rassemble les affaires. Prends les photos, les objets de valeurs, prends les bracelets de ta sœur et la vieille bague de ta mère, on va aller à Phnom Penh demain, à l’ambassade ».

   Je lui répondais que non, on n’avait pas le temps, mais il était optimiste. Il répétait en boucle : « On n’a rien fait de mal. J’ai moi-même conçu la maison du gouverneur de Kampot, alors remplis la malle. Je vais faire le tri des livres. Et des plans, j’ai fait plein de plans et Sa Majesté Sihanouk nous a invité à deux reprises, tu vois, pas de quoi s’inquiéter. Je vais chercher les archives, sauve ce que ton cœur te dit de sauver, et s’ils viennent plus tôt, avant demain, on leur donnera tout et ils nous laisserons partir, en attendant suis ton instinct. »

   Sans cesse, avant la déflagration, la poussière, les flammes et la fumée, son corps éparpillé, il disait : « On n’a rien fait de mal et ils le savent, ils savent tout, ils ont des fichiers, ils nous aiment bien, et toi, tu étais au mariage du chef du cadastre, c’est le fils de l’oncle de ton père, ils ne vont rien nous faire. » 

   Sans cesse, avant les détonations.  

   « Arrête de pleurer, ne t’affole pas, viens dans mes bras, calme-toi, les enfants sont à Bangkok en voyage avec ma sœur, n’ai pas peur, on va juste se préparer à partir, calmement, bong Sovan je l’ai eu au téléphone, il passe à l’aube nous prendre avec la voiture et il est confiant aussi, ce n’est pas pour tout de suite, il faut respirer, être pragmatique, ne pas céder à la peur, la terreur et la panique … »         

   Alors je criais, plus fort ! Lui dire d’arrêter ! Qu’aujourd’hui il n’y avait de place que pour les plus sauvages, que les buffles dans les rizières ne se préoccupent pas des grenouilles ou des crabes sous leurs sabots, que les militaires n’en ont rien à foutre des architectes et que les soldats ignorent ou brûlent les photos de famille, que les guerriers obsédés ne savent plus rien de la vie puisqu’ils sont concentrés sur la mort.

   Mais non, ça ne fonctionnait pas, il reprenait sa litanie apaisante, presque un songe utopique, avec une douceur qui me berçait et perçait en moi, m’affaiblissant, dans ses bras tendres.

   « La radio le dit, les Vietnamiens sont aux portes de Kampot, mais pas à Kep encore. La résistance Khmère rouge s’organise contre les forces de Lon Nol et des Viét Minh. Des tirs épars pas loin, des balbutiements, des poches d’agressions mais on n’est pas au pied du mur, demain on partira, cette nuit on va se préparer, on va s’organiser, Srey Oun, mon cœur, mon bédong on va s’organiser, se détendre, et demain on part, l’ambassade, rejoindre les enfants à Bangkok. »

   Puis un semblant d’accalmie revenait... le silence… juste le chant des namours, des grenouilles, un opéra de crapauds-buffles, motivés en chœur par la pluie d’hier soir, si douce et chaude, pas une pluie de mousson, non, une longue pluie fine et régulière, gracieuse, comme une offrande aux vies précédentes, aux Neak Ta, ces esprits partout présents, bons ou mauvais…  

   Pierre avait ramené de France un magnifique phonographe. Il mit un disque de Billie Holiday, se mit à danser un slow tout seul, alla derrière le bar pour me préparer un cocktail dont il avait le secret, un savant dosage de Martini, de Gin, de sucre caramélisé et d’un zest d’orange, au shaker, servi avec de la glace pilée.

   Ses attentions perpétuellement douces envers moi avaient l’art de calmer mes émois, d’attendrir mon caractère de tigresse khmère, de me transformer en chatte douce, amourachée. Après nous faisions l’amour dans la piscine, je le violais un peu, avec son assentiment touchant, sous une voie lactée complice.

 

Couple nouvelle

 

 Il alluma une cigarette après m’avoir servi mon verre, fit un pas de deux, me regarda dans les yeux avec des lueurs taquines dans les rétines, et continua à me parler, avec sa voix un peu cassée par vingt ans de tabagisme effréné.

   « Tu te souviens quand je t’ai rencontré, au ministère de la Culture, jeune secrétaire francophone et francophile ? J’ai tout de suite craqué sur tes yeux noirs immenses, à mille lieux des clichés que j’avais entendu sur les yeux en amande des asiatiques.

   « Je me suis dit, espèce d’aveugle, pourquoi n’ai-je pas vu tout de suite tes yeux si profonds, sous ces sourcils qui dessinaient aussi ton visage…  plein de ténèbres et de beautés… et tes sourires en coin, tes regards qui racontaient, en m’émerveillant insolemment, toute ton histoire folle, belle, dramatique et ancienne.

   « Fraîchement arrivé en Indochine, au Cambodge, via un contact de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, je n’avais que les idées préconçues d’un lecteur assidu des romans colonialistes, des traités d’architecture, ventant le sublime de l’Ere Angkorienne ou la frénésie Le Corbusier de Kep-sur-Mer. Divorcé, sans enfants par choix, j’acceptais cette aventure du bout du monde. »

   Pierre fit une pause et je prenais plaisir, m’amusais de ses poses d’homme mature, qui auraient pu être prétentieuses, hautaines, mais qui, depuis qu’on était ensemble, n’étaient qu’attentionnées. Il s’occupait de moi comme si j’étais une princesse. « Ma petite Thévada » m’appelait-il !

   « Timide, tu m’apportais mes dossiers, me saluais de deux mains jointes, un Waï empreint de magie, geste rituel que j’apprenais à apprécier à sa juste valeur, obsédé par la grâce de ce mouvement simple, si investi de respect, culturel, évident, allant de soi, érotique dans mon inconscient. Il y avait tellement plus de touché dans cette absence de touché ! ».

 

   J’aimais sa façon de me regarder quand il me contait ses histoires, sa gestuelle un peu gauche, sa fausse timidité si séduisante.

  « Puis il y eu ce miracle d’un soir, où tu acceptas de venir boire un verre, après une invitation timide de ma part. Nous allâmes au bar de La Corniche. Je voulais être classe…

   « Je n’aimais pas cet endroit, mais il me fallait t’en montrer, être fier, t’impressionner, te séduire. Après deux martinis, c’est toi qui m’emmenas boire des bières sur la nouvelle plage artificielle de « Monseigneur Papa ». Libres et dévergondés, le soir même nous faisions l’amour, pour toujours. Deux enfants, chairs de nos ébats, de notre insolence, vinrent embrasser le souffle avide de la vie, quelques mois et années plus tard. Nous enmerdions les convenances, la bienséance, nous mariâmes, à l’encontre de l’avis de tes parents, à leurs barbes respectives... »

   Pierre fit une pause, encore, le temps de se resservir un whiskey, de retourner à la cuisine me refaire un cocktail, comme si la guerre était une idée lointaine. Je le regardais, aller et venir, sa cinquantaine infantile, ses yeux tristes car bien qu’il fasse semblant, à ce moment, de parler pour être rassurant, de me raconter notre histoire pour oublier l’horreur qui se rapprochait, qui était là mais qu’il ne voulait pas voir : ses mouvements trahissaient ses angoisses, trahissaient son désir un peu absurde de me faire croire que tout allait bien. Nous allions mourir, ou au mieux partir, chassés d’un rêve en faux-semblant. Mais il repartait de plus belle !

   « Nos enfants sont aujourd’hui en sécurité. Et je suis protégé, nous sommes protégés ! L’ambassade, la famille Royale, les hautes autorités ne vont pas nous laisser tomber.  Peu importe les jeux politiques, Lon Nol est un pantin, Sa Majesté Sihanouk est dépassée par ses créations et ses traîtres, mais tout va très vite se régler ma douce. Les Américains ont déconné en bombardant ton pays, ils sont fous, mais ici c’est chez vous, et nous on est là, je suis là, et tout va bien se passer, les Français aussi vont intervenir, la diplomatie est en cours, je te le promets ! »

   Pierre était si touchant dans sa naïveté et son amour aveugle. Les alcools que nous sirotions faisaient doucement leur effet. Nous étions dans des vapes flous, doucement fous, tout semblant lointain, nous tentions l’amour contre les massacres, nous tentions l’utopie de l’espoir.  

   Une légère euphorie m’envahissait. Je revoyais sa demeure bourgeoise en France, je me souvenais ses promesses d’y retourner une fois ses chantiers terminés.  

 

illustration nouvelle maison rizière

***

 

 Sa sincérité faisait battre mon cœur tout en confiance et rendait mes inquiétudes plus légères, bien qu’au fond…Il s’arrêta alors de parler pour venir à mes côtés. Dans ce fauteuil si confortable, sa main autour de mon cou, la peur éloignée mais présente au fond des entrailles, décupla une charge érotique comme celle d’un premier jour, pareille à notre première nuit, et nous fîmes l’amour désespérément, et à ce moment, encore, je l’aimais à l’avaler, à avaler, « Srölagn steu léb » et lui-même m’engloutit dans une passion folle où plus rien n’existait, hors cette passion folle.   

 Au petit matin, Pierre se leva avant moi pour me préparer, rituel, le petit-déjeuner, aux belles lueurs de l’aube khmère. Je dormais à l’étage. Je ne me souviens pas de mes rêves, juste d’un sentiment assez béat, d’une vie qui promettait d’être douce, même si elle prendrait son temps. Nous allions partir. Quitter un enfer en devenir. Juste à temps. Il y croyait, en regardant le goutte à goutte du café à travers le filtre, humant les fragrances de caramel issue d’une distillation très chaude des grains venus du Mondolkiri, qui représentaient pour lui le parfum des levers de soleil sur son infini de collines.  Mais c’était sans compter sur la bêtise crasse des humains… sur.

  Le visage moderne et lisse de la ferraille, de l’acier façonné pour tuer, la fascination morbide pour le bruit de la mitraille, l’instinct sombre des inconsciences mauvaises, les vents sordides qui font danser la poudre et les cendres jusque dans les moindres anfractuosités de la vie…

   C’était sans compter sur le delirium tremens de l’assassinat de masse dans lequel les individus perdent jusqu’à leur dernière once d’humanité, toute cette rage ravageant les êtres et détruisant, cœur et âme, les soubresauts de paix qu’agitent en vain les épouvantails de l’enfance. Gamins devenus soldats, colombes devenus vautours, oisillons devenus corbeaux de mauvais augures… ils viendraient vite, pour tous nous tuer, ivres de sang, sadiques, les tripes tordues de folies et de fiels.

   Ils viendraient vite, avec dans leurs besaces les idées les plus belles, pour recouvrir du rouge de la mort les rizières vertes de l’espoir.

 

***

Epilogue

 

 La roquette traversa la maison sans exploser, mais la traversa. D’abord le salon, puis la cuisine, dans laquelle Pierre faisait chauffer le café et l’eau du riz, pour le boboun.

 

théière

 

En sus de traverser les murs, elle traversa aussi son corps, dont je ne put rien retrouver, que quelques lambeaux de chairs épars, quelques dents et quelques os. Par une de ces ironies du sort que la vie affectionne, la cafetière était intacte, et le café passé. 

 

Bong Sovan arriva une demi-heure après, miraculeusement, et m’emmena à l’ambassade de France d’où, grâce au passeport diplomatique que Pierre m’avait obtenu après notre mariage, je pus rejoindre Bangkok et nos enfants, puis la France, où je cuisine aujourd’hui pour un restaurant Vietnamien, heureuse d’être en vie, de pouvoir prendre soin de mes enfants, tout en repensant tous les jours à « La Villa Thévada » qui fût le tombeau de Pierre et de nos espoirs.

Srey Oun. Paris. 1980

 

 

 

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