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Marine Gillespie, chercheuse française en Arctique « Une terre époustouflante »

Lorsque l’on évoque les contrées glacées de l’Arctique, des images d’immensités sauvages et de conditions extrêmes viennent à l’esprit. Pour Marine Gillespie, chercheuse française aujourd’hui installée en Alaska, ces paysages concrétisent une aventure humaine, scientifique et personnelle incomparable. Dans un entretien avec lepetitjournal.com, elle revient sur son quotidien atypique et partage ses conseils à destination des jeunes scientifiques rêvant de suivre ses traces.

Pilote de drone, Marine Gillespie enseigne l’utilisation du DJI Tello drone a des enfants Koyukon-Athabascans de NulatoPilote de drone, Marine Gillespie enseigne l’utilisation du DJI Tello drone a des enfants Koyukon-Athabascans de Nulato
Pilote de drone, Marine Gillespie enseigne l’utilisation du Tello drone a des enfants Koyukon-Athabascans de Nulato, en mars 2022.
Écrit par Liz Fredon
Publié le 31 décembre 2024, mis à jour le 24 janvier 2025

 

 

Originaire des Hauts-de-France, Marine Gillespie nourrit très tôt une fascination pour l’Amérique du Nord et ses paysages polaires. « Tout a commencé quand j’étais très jeune, simplement avec des lectures. Je lisais beaucoup de livres de Jack London et de récits d’aventuriers. Ces histoires me fascinaient totalement », confie-t-elle. Cette passion la pousse à effectuer un échange culturel au Québec durant sa licence d’histoire de l’art et d’archéologie.

 

« Je trouvais que c'était une terre époustouflante. »

 

Sur place, lui sont enseignés des questionnements éthiques nouveaux sur l’archéologie et la préhistoire nord-américaine ; des sujets rarement abordés dans les universités françaises. Mais poursuivre un master au Canada s’avère difficile sur le plan financier, et elle rentre en France pour achever ses études en 2013. 


 

L’adaptation est la clé du succès

À Paris, elle rejoint la Chaire Arctique du laboratoire Archéologie des Amériques, une unité regroupant des chercheurs s’intéressant aux régions polaires. Elle y travaille en collaboration avec l’équipe ArcheoEnv d’ArScAn (Archéologie des sciences environnementales) pour codiriger son master parcours Archéologie environnementale. Après son master en 2015, elle entame une thèse, mais la pandémie de Covid-19 chamboule ses plans. « En 2020, j’étais en Alaska pour terminer de rédiger mes chapitres de thèse. Puis les vols ont été annulés, et je ne suis jamais retournée en France. J’ai choisi d'immigrer et de trouver du travail ici. »

 

 

Carte de Utqiaġvik, anciennement appelé Barrow
Carte de Utqiaġvik, anciennement appelé Barrow (Source : Marine Vanlandeghem-Gillespie)

 

 

Cette expérience, bien que perturbante, marque un tournant décisif pour sa carrière académique et professionnelle. Après quatre ans à l’Université d’Alaska Fairbanks comme coordonnatrice en éducation et médiation scientifique pour l'Institut de Géophysique, puis comme chargée de projets pour le Centre d'intégration des drones en Alaska (ACUASI), elle devient ensuite manager de projets en 2024 pour UIC Science, la coopération autochtone de Utqiaġvik (anciennement appelé Barrow). Elle aide aujourd’hui des chercheurs qui reçoivent des financements par la NSF, la National Science Foundation, à organiser leurs missions sur le terrain, mettant à profit ses dix années d’expérience dans les régions polaires. « Tout ce que j’ai appris pendant mes terrains de fouille en licence, master et en thèse, je l’applique maintenant à soutenir d’autres chercheurs. », explique-t-elle.

 

Écouter et apprendre : l’inclusion des peuples autochtones dans la recherche

 

 

Été 2020, déplacement en hélicoptère pour des fouilles en forêt boréale près de Delta Junction. 
Été 2020, déplacement en hélicoptère pour des fouilles en forêt boréale près de Delta Junction. 

 

 

Le quotidien et les défis du terrain en Arctique

Dans son rôle de manager de projet, Marine jongle avec une multitude de responsabilités : « Je coordonne tout, des logements des chercheurs à la planification des déplacements sur le terrain. Cela peut aller de la réservation d’un hélicoptère pour accéder à des zones reculées à la gestion des vivres pour plusieurs semaines. »
 

« Si nous travaillons par exemple dans la forêt boréale, dans l'intérieur de l'Alaska, nous pouvons venir en bateau, nous traversons plein de rivières et autres ruisseaux pour pouvoir aller sur le site que nous souhaitons étudier. »
 

Travailler en Arctique et subarctique, avec des conditions météorologiques brutales expose à des risques d’accidents, et demande une grande flexibilité. « Ce n’est pas toujours possible d’aller récupérer quelqu'un sur une des plages isolées de la côte Arctique car la météo ne le permet pas, surtout lors d’une tempête, s’il neige, ou bien s’il y a un brouillard incroyable… »

 

 

Camp de l'équipe scientifique sur les dunes, lors de la campagne de fouilles de 2016 au Cap Espenberg
Camp de l'équipe scientifique sur les dunes, lors de la campagne de fouilles de 2016 au Cap Espenberg

 

 

L’isolement peut peser sur le moral. Marine veille aujourd'hui au bien-être des équipes, un aspect primordial dans des conditions aussi extrêmes. « Lors de mes études, pour certaines expéditions, nous étions déposés en bateau ou en avion dans des zones si reculées, sans espoir de retour pendant quatre, six, voire huit semaines. Cette période d’isolement nécessitait une cohabitation étroite au sein de l’équipe. Nous dormions dans de petites tentes, partagions nos repas, nos espaces de travail et nos moments de vie dans des espaces rudimentaires. Pas de douche, et un toilette creusé au sol. Ce manque d’intimité imposait une réelle capacité à travailler et vivre ensemble dans des conditions souvent rudes. Entre le froid, l’humidité, et des journées parfois éprouvantes, il était essentiel de maintenir un esprit de coopération et de solidarité pour surmonter ces épreuves. »

 

 

Océan Arctique, vu de Utqiagvik (Barrow) en octobre 2024
Océan Arctique, vu de Utqiagvik (Barrow) en octobre 2024 (Source : Marine Vanlandeghem-Gillespie)

 

 

Ce n’est clairement pas une mission simple. Outre le climat extrême, la présence d’animaux sauvages et l’isolement, les équipes doivent composer avec une logistique complexe et des horaires intenses. « Quand nous sommes sur le terrain, nous travaillons tout le temps. En été, il fait jour 24 heures sur 24. Nous perdons vite la notion du repos », précise-t-elle. Mais ces contraintes renforcent les liens humains.

Elle se souvient alors d’une expérience marquante : « Pendant une mission de fouille, je faisais des feux expérimentaux sur la plage avec de l’huile de phoque, ce qui a attiré une mère grizzli et ses petits. Heureusement, nous avions été bien formés à gérer ce type de situation. Cela s’est bien terminé et les ours se sont éloignés, mais c’était impressionnant. »

 

 

Traces de pas d’ours polaire sur la plage de Nuvuk, a Utqiagvik (Barrow) en août 2024
Traces de pas d’ours polaire sur la plage de Nuvuk, a Utqiagvik (Barrow) en août 2024

 

 

Un lien tissé entre France et Alaska

La chercheuse travaille avec le consulat et l'ambassade française pour renforcer les liens entre la France et l'Alaska, en particulier dans le domaine scientifique.

« L'Alaska est une région tellement vaste et si peu peuplée, mais il existe une petite communauté française ici. J'essaie de créer ce lien entre France et Alaska depuis la pandémie de la Covid. Depuis près de cinq ans, nous avons organisé des événements ensemble. L'ambassadeur nous a rendu visite et, avec l'équipe scientifique du consulat, nous avons co-organisé  des "science talks" et la diffusion du film incroyable « Sur le bout de la langue » de Vincent Bonnay. Ces initiatives visent à montrer le travail des experts français en Alaska. J'essaie de grouper et de garder les gens connectés. Des journalistes de M6 pour l’émission 66 minutes et de TF1 pour le JT ont relayé nos travaux. »

Marine reconnaît également les réalités de l'expatriation : « Partir à l'étranger demande une préparation considérable et impose des choix difficiles, voire des concessions. Il est important de montrer les deux faces de cette aventure — les défis comme les opportunités — et d’illustrer tout ce que signifie travailler à l'étranger, en particulier dans le domaine des sciences. »

 

 

Passage d’un troupeau de caribous en bordure de campement, au Cap Espenberg en eté 2016 (Marine Vanlandeghem-Gillespie)
Passage d’un troupeau de caribous en bordure de campement, au Cap Espenberg en été 2016 (Source : Marine Vanlandeghem-Gillespie)

 

 

Des conseils pour tracer sa voie dans les sciences polaires 

Pour les jeunes Français intéressés par une carrière similaire, Marine insiste sur l’importance de l’ouverture d’esprit et de la préparation. « S’il y a des jeunes intéressés par les études dans l’Arctique ou pour travailler avec des communautés autochtones, je leur dirais de se former le plus tôt possible à soutenir ces populations. Il faut se rendre sur place régulièrement, créer une relation de confiance, apprendre directement avec elles et les intégrer dans vos projets dès le début. Il faut s’assurer que ce que l’on fait sert et respecte la communauté, et non pas notre propre agenda  », conseille-t-elle.

Sa démarche personnelle et professionnelle repose sur l’importance de collaborer avec les communautés autochtones et de respecter l’environnement. Ce genre d'approche ouvre la voie à des collaborations enrichissantes et durables, et est nécessaire pour éviter de reproduire les erreurs d'un passé colonial.

 

 

Photo: Nalukataq, Festival de la chasse à la Baleine et le célèbre “saut sur couverture” (blanket toss), a Utqiagvik (Barrow) en juin 2024
Photo: Nalukataq, Festival de la chasse à la Baleine et le célèbre “saut sur couverture” (blanket toss), a Utqiagvik (Barrow) en juin 2024 (Source : Marine Vanlandeghem-Gillespie)

 

 

Marine Gillespie souligne également l’importance de la mobilité internationale et de l’engagement. « Voyager, découvrir d’autres cultures et comprendre les difficultés des groupes minoritaires sont essentiels. Les programmes comme Erasmus, CREPUQ, ou les permis vacances-travail offrent des opportunités incroyables pour s’ouvrir au monde et à l'autre. »

Malgré les sacrifices et les imprévus, la chercheuse estime avoir réalisé son rêve d’enfant. « J’ai toujours rêvé de faire ce que je fais aujourd’hui, et j’y suis arrivée. Je souhaite à tout le monde de pouvoir dire ça un jour », conclut-elle avec émotion.

 

 

Marine Vanlandeghem-Gillespie, sur la rivière Yukon, Alaska, en mars 2022
Marine Vanlandeghem-Gillespie, sur la rivière Yukon, Alaska, en mars 2022

 

 

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