En Arctique, des équipes de chercheurs parcourent les étendues sauvages pour y mener des recherches scientifiques et fouilles archéologiques. Ces écosystèmes fragiles et uniques sont souvent le terrain d’échanges collaboratifs entre chercheurs et communautés autochtones. Pour Marine Gillespie, chercheuse française installée en Alaska, ces collaborations vont au-delà des enjeux éthiques et de la déontologie de la recherche, enrichissant les sciences occidentales d’un savoir ancestral précieux.
En Arctique, la toundra, le pergélisol, et les terres glacées abritent des écosystèmes spectaculaires, un terrain de recherche rêvé pour les scientifiques et archéologues du monde entier. Mais ces territoires ne sont pas déserts, ils sont habités depuis des millénaires par des communautés autochtones qui vivent en harmonie avec ces milieux au climat éprouvant. Mener des études dans ces régions isolées ne se limite pas à collecter des données scientifiques, la recherche nécessite un dialogue indispensable avec les habitants qui possèdent une connaissance intime du terrain. Marine Gillespie, chercheuse française établie en Alaska, est manager de projets pour UIC Science, LLC., la coopération autochtone de Utqiaġvik (anciennement appelé Barrow). Elle accompagne aujourd’hui des chercheurs financés par la NSF (National Science Foundation) dans l’organisation de leurs missions, s’appuyant sur dix ans d’expérience en régions polaires. Médiatrice, elle fait le lien entre les scientifiques internationaux et la communauté native qu’elle représente, pour favoriser une recherche qui se base sur l'écoute et l’apprentissage par les porteurs du savoir traditionnel.
Marine Gillespie, chercheuse française en Arctique « Une terre époustouflante »
Le savoir ancestral au service de la recherche scientifique
Les personnes natives détiennent une connaissance précieuse de leur environnement. « Ces peuples ont des liens ancestraux avec leurs terres. Leur connaissance de l’environnement, transmise de génération en génération par la tradition orale, nous permet de comprendre comment respecter le milieu tout en l'étudiant », explique Marine. Ces informations, issues de l’observation quotidienne, complètent les données scientifiques et orientent les recherches.
Par exemple, leurs observations sur la faune, la flore, la glace ou la neige, issues de siècles d’interactions avec cet écosystème fragile, permettent aux chercheurs de savoir où aller et d’accéder à des données difficiles à collecter autrement. Mais cette collaboration implique un respect profond et un dialogue constant. « Les communautés autochtones attendent des chercheurs qu’ils travaillent de manière humble, respectueuse et décente. Quand nous venons sur leurs terres, nous devons mériter leur confiance et leur hospitalité. Cela commence par les inclure dès le début du projet et respecter leur expertise et leur occupation ancestrale de ces territoires, terrestres et aquatiques. Les sciences autochtones sont aussi importantes que les sciences occidentales », ajoute Marine.
Les cultures autochtones d'Alaska, riches en diversité et en similitudes, sont toutes profondément liées à leur environnement. Chaque groupe, tels que les Iñupiat, Yupik, Aléoutes, Eyak, Tlingit, Haida, Tsimshian et les peuples Athabaskan, a développé des traditions orales, coutumes et modes de vie en harmonie avec la région qu'il occupe. Ces peuples autochtones d'Alaska ont occupé cette terre bien avant l'adhésion de l'État aux États-Unis en 1867, ou même l’établissement de la première colonie russe permanente en Alaska en 1784. Ils vivent dans des paysages variés, allant des forêts tropicales tempérées du Sud-Est, à la toundra de l'intérieur, en passant par les régions côtières du Centre-Sud et même les régions reculées des îles Aléoutiennes. La vie dans ces régions nécessite une conscience aiguë de l'environnement et un respect profond pour tous les êtres vivants. Leur mode de vie reposait et repose encore principalement sur les activités de subsistance : la chasse, la trappe, la pêche et la cueillette, avec des déplacements saisonniers entre villages d'hiver et camps estivaux. Les ressources maritimes et terrestres, ainsi que les végétaux et baies, constituent leur alimentation principale. L'Alaska abrite au moins vingt langues distinctes, témoignant de la richesse et de la diversité culturelle des peuples autochtones de la région.
Dans le nord de l'Alaska, il y a les kayak pour une personne et les umiak pour le groupe :
"Nothing about us without us"
L’exigence de participation active des communautés autochtones, résumée par le slogan "Nothing about us without us" (« Pas d’action sur nous ou pour nous, sans nous »), s’inscrit dans un long passé de frustrations et de traumatismes avec la recherche occidentale scientifique. « Ils en ont marre que des chercheurs viennent prélever des données, qu’il s’agisse de leur santé, de leur environnement, ou de leurs traditions culturelles, sans retour ni concertations. »
Pour remédier à cette situation, Marine Gillespie plaide pour une implication active des communautés au stade initial de chaque projet. « Nous devons dès le départ discuter avec eux, se présenter sur invitation du conseil tribal, leur demander leurs besoins et leurs attentes, créer une collaboration qui leur apporte autant, voire plus qu'à l'équipe de recherche. Ce dialogue doit transformer une recherche purement scientifique en un projet qui renforce et bénéficie la communauté toute entière et son développement à court ou long terme », ajoute-t-elle.
« Lorsque j'étais sur la côte ouest de l'Alaska pendant mon master, j'ai travaillé avec des jeunes et des Aînés Iñupiat. L'implication se fait à l'échelle de tout le village, mais surtout en intégrant les jeunes. Nous travaillions avec des étudiants de collège et de lycée qui étaient intéressés par leur histoire, par leur patrimoine. Ils venaient avec nous sur le terrain et nous les formions aux techniques de l'archéologie pendant qu’ils nous enseignaient les histoires orales locales. C’est un partenariat tellement important pour avoir une vision complète du site et pour s’assurer qu’ils soient intégrés dans le projet d'étude de leurs territoires traditionnels. »
Une médiation culturelle indispensable
Depuis 2020, Marine Gillespie agit comme trait d’union entre ses collègues chercheurs et les communautés. « Je guide les scientifiques dans les codes de respect et de communication à adopter, les contacts à prendre en amont (aînés de la communauté, détenteurs du savoir traditionnel, organisations tribales, et organismes gouvernementaux) et sur comment interagir avec les entités décisionnaires locales en appliquant les marques de respect ». Son rôle consiste à éviter les malentendus et les tensions interculturelles, mais aussi à favoriser un véritable échange et renforcer la réussite de ces collaborations.
« Il est essentiel de connaître l’organisation de la communauté pour comprendre pourquoi une certaine personne détient un certain savoir, et ce, en fonction de sa génération, de sa lignée familiale ou de ses expériences de vie. Il est essentiel de respecter le désir ou non de transmission orale, puis il faut être en mesure d'accueillir ce don, cette parole qui nous a été partagée, qui est précieuse », explique-t-elle. Un exemple concret : les chercheurs peuvent être tentés de recueillir des données ou d'organiser des interviews toute l'année, sans considérer au-préalable la disponibilité de la communauté, ses événements cérémoniels (festivals, potlatchs, enterrements, etc), et son calendrier des activités de subsistance (comme les saisons de chasse à la baleine ou à l’élan, ou bien la saison de la cueillette nommée “berry picking”). Une erreur qui peut rapidement altérer les relations.
« Les chercheurs doivent être flexibles et compréhensifs, malgré les pressions de financements et de publications. Il faut être vraiment ouvert d'esprit sur le fait que lorsque nous travaillons avec une communauté, ce sont eux qui nous disent quand ils sont libres de travailler avec nous. Ce n'est pas nous qui décidons ou imposons notre rythme. Cette mentalité colonialiste est terminée. »
« Les générations passées ont été privées de leur langue, de leur culture, de leur capacité même à vivre selon leurs traditions. Ces blessures sont profondes, et les chercheurs doivent en être conscients pour éviter de raviver des tensions. »
Des blessures profondes : les traumatismes liés à la violence coloniale
Les conséquences de la colonisation continuent d’ébranler les communautés autochtones et scientifiques. Marine évoque un épisode tragique au Québec : lors de son cours d’anthropologie sur les Inuits, le professeur Francis Lévesque lui a relaté la tragédie de l’abattage massif de chiens de traîneau par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) au Nunavik et au Nunavut entre 1950 et 1970. Cette pratique, imposée par les autorités gouvernementales, visait à sédentariser les communautés nomades, avec des conséquences dévastatrices sur leur mode de vie, de chasse, et leur identité culturelle. « Ces chiens étaient bien plus que des animaux de travail et de transport : ils étaient des membres à part entière des familles. Leur extermination a provoqué un traumatisme marquant. », explique-t-elle.
“Dans la culture inuite, lorsqu’un enfant naît, on lui donne le nom d'un parent ou d'un membre de la famille qui est décédé. Et on croit fermement, que, en passant ce nom, on transmet l’esprit et les valeurs positives de cette personne. On offre à l’enfant un avenir prospère parce qu'il aura les valeurs humaines de ce proche qui ne disparaît ainsi pas vraiment. Finalement, le chien était un membre tellement important que certains chiots recevaient le nom d'une personne, d'un grand-parent, d'un père, d'une mère qui était décédée. En abattant les chiens, la GRC a non seulement annihilé le principal système de déplacement de la communauté, mais a massacré devant leurs yeux les membres de leur famille.”
Pour la chercheuse, il s’agissait d’une preuve supplémentaire de la violence des entités gouvernementales à l’égard des populations autochtones. Elle souligne que l'exposé de cet événement a renforcé sa détermination à soutenir les populations autochtones à se réapproprier leurs voix et leurs histoires, à collaborer au plus près avec ces communautés sous-représentées, et à contribuer, à son échelle, à aider à réparer les torts causés par des politiques coloniales passées et présentes.
Le “land acknowledgment”, une initiative pour reconstruire la confiance
Pour réparer ces blessures, des formations sensibilisent les chercheurs à ces réalités historiques et culturelles. Les chercheurs travaillant avec les communautés peuvent par exemple commencer avec l'écriture d’un "land acknowledgment". Cette démarche consiste à exprimer une reconnaissance et un profond respect pour les terres sur lesquelles les peuples autochtones ont vécu, vivent et vivront, sur lesquelles les scientifiques vont travailler. Reconnaître que ces territoires appartiennent de manière ancestrale à des communautés particulières, et verbaliser qu’ils ont été et sont encore les gardiens (“stewards”) de ces lieux pendant des générations, ces mots devant être pensés et réfléchis par-dessus tout. Il s’agit d'être sincère dans l'écriture de cette reconnaissance des territoires traditionnels.
Marine évoque une leçon marquante qu’elle a reçue lors d’une formation dispensée par l'Université Laval de Québec City, en partenariat avec le cabinet autochtone d’Ottawa, NVision Insight Group. Dans son land acknowledgment, la jeune femme écrit qu’elle vient de France, un pays avec un passé colonial violent et des actions encore discutables, par exemple en Afrique et dans les DOM-TOM. Elle explique vouloir, à sa hauteur, contribuer à réparer les torts du passé en s’excusant pour les actions de ses ancêtres sur les Premières Nations canadiennes. Mais la réponse qu’elle a reçue a changé sa perspective :
« Ce consultant m’a dit : ‘La décision de t'excuser ou non est une décision personnelle. Certains groupes autochtones peuvent accepter tes excuses, tandis que d’autres peuvent penser que tu ne peux pas t’excuser pour tes ancêtres, mais tu peux reconnaître leurs actions et montrer que tu as appris des erreurs commises dans le passé. Il n’y a jamais eu de moment dans le passé où les peuples autochtones et leurs gouvernements/cultures ont été traités sur un pied d’égalité. La relation a toujours été fondée sur un déséquilibre de pouvoir et un manque de respect. Peut-être que ce sont les peuples autochtones eux-mêmes qui devraient prendre l’initiative de fonder cette nouvelle relation. »
“Les peuples autochtones contrôlent désormais leur propre destin et doivent se voir accorder un pouvoir de décision sur les choses qui les concernent, à tous les niveaux de gouvernement et de direction. La recherche scientifique en fait partie.”, complète Marine Gillespie.
L’avenir de la recherche en collaboration avec les populations natives
« Les collaborations avec les communautés autochtones sont de plus en plus encouragées, voire imposées par les grandes agences de financement comme la NSF ou la NASA. » Marine insiste sur le rôle important des jeunes générations de scientifiques, qui, par leur implication engagée, assurent la pérennité de ces initiatives. « Nous avons un immense besoin de former de futurs chercheurs qui comprennent l’importance de ce dialogue interculturel. » Dans un contexte de changement climatique et de pressions environnementales, ces collaborations donnent une chance de développer des solutions durables tout en honorant les savoirs ancestraux.
« Pour les jeunes Français souhaitant travailler à l’étranger auprès de peuples autochtones (Par exemple, pour l'Arctique : au Canada, USA, Groenland, Fennoscandie, Russie, etc.)… je leur conseille de se rapprocher des conseils tribaux, des groupes d’action et associations autochtones, et de communiquer leur désir d'aider à développer des collaborations sur place. Il faut se former et soutenir l’inclusion des groupes historiquement minoritaires dans la recherche. Il faut aborder les impacts historiques et actuels de la colonisation sur la recherche scientifique dans l’Arctique. »