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En France ou en expatriation, « le 13 novembre fait partie de la mémoire collective »

Quels sont les procès qui ont le plus marqué les Français depuis 1945 ? Font-ils partie de la mémoire collective de la société française ? Et des Français de l’étranger  ? Le chercheur au CNRS Denis Peschanski nous répond. 

les personnes déposent des bougies en mémoire des attentats 2015les personnes déposent des bougies en mémoire des attentats 2015
Écrit par Capucine Canonne
Publié le 19 décembre 2022, mis à jour le 17 novembre 2023

L’enquête de l’Observatoire B2V des Mémoires et l’IFOP a été réalisée sur un échantillon représentatif de 1000 individus de 18 ans et plus, du 26 au 28 octobre 2022. A la question « quel est le procès qui vous a le plus marqué, parmi 14 sélectionnés au préalable », 62% des sondés classent le procès des attentats du 13 novembre comme l’un des trois les plus marquants de l’Histoire, suivi du procès de janvier 2015 (52%), le procès de Michel Fourniret (37%) et celui de Klaus Barbie (36%). Denis Peschanski -   directeur de recherche au CNRS, membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires – nous explique la notion de mémoire collective et si les Français de l’étranger sont concernés.  

 

La mémoire collective, sa défnition et son impact sur la société 

 

Pouvez-vous nous expliquer la genèse du programme que vous menez ? 

L'origine de ce travail sur la mémoire date de la fin des années 2000. J’avais un postulat simple : il est impossible de comprendre pleinement la mémoire collective sans prendre en compte les dynamiques cérébrales de la mémoire, comme il est impossible de comprendre ces dynamiques cérébrales sans prendre en compte l’impact du social. C’est-à-dire que chaque individu n’est pas seulement porteur d’une histoire, mais compose la mémoire collective. 

Après avoir obtenu un financement en 2011, nous nous sommes lancés dans un projet de plateforme technologique sur l'articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective (l’équipement d’excellence MATRICE). Arrivent les attentats de novembre 2015. Nous avons eu le sentiment profond qu’il fallait réagir avec nos armes de la connaissance et la recherche. Nous nous sommes lancés dans 1.000 entretiens, quatre fois, en 2016, 2018, 2021 et 2026. Nous voulions participer d’une certaine manière à la construction d’un patrimoine de la mémoire du 13 novembre et essayer de fournir des outils pour la recherche sur la mémoire. La question essentielle à laquelle nous souhaitons répondre aujourd’hui est « quelle est l’évolution des souvenirs ? » puisque les 1.000 personnes sont au maximum les mêmes tout au long du programme, et répondent aux mêmes questions à chaque phase.  

 

Denis Peschanski , chercheur au CNRS sur la mémoire
Denis Peschanski , chercheur au CNRS sur la mémoire 

 

Qu’est-ce que la mémoire collective et à quoi cela sert à une société ? 

 

La définition que j’utilise est que la mémoire collective est une représentation sélective du passé. Elle participe à la fabrication identitaire d’une société ou un segment de la société.

La mémoire collective est toujours utilitaire. On ne retient pas forcément les éléments importants selon les historiens mais ceux qui ont un sens, qui sont marquants. Je prends souvent l’exemple de l’exode pendant la Seconde Guerre mondiale pour illustrer mon propos. En mai et juin 1940, 8 millions de personnes sont sur les routes face à l’offensive allemande. S’ajoutent tous ceux qui les ont vus passer ou les ont accueillis. Pratiquement tout le monde a vécu l’exode, c’était un effondrement de l’intérieur. Mais cela n’est pas rentré dans la mémoire collective car l’exode n’est pas une figure structurante de la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, la figure du résistant est très importante dans la reconstruction identitaire de la société et donc dans la mémoire collective. 

 

Les attentats de 2015 ont profondément marqué les Français, même à l’étranger… 

Oui, au moment du drame, j’ai souvenir d’une communauté française à l’étranger qui a eu un besoin de se rassembler, une manière de faire sortir la douleur d’être loin du pays, de leurs proches. Le sentiment d’impuissance était assez marqué, et même celui de culpabilité. Ils aimeraient être là, et pouvoir se recueillir avec la France entière sous le choc. Lors du lancement du programme juste après les attentats, nous n’avons pas interrogé les Français de l’étranger, les moyens et le protocole auraient été compliqués. Mais j’ai le souvenir d’une Française vivant à Dubaï qui a tenu absolument à participer à notre étude et témoigner de ce qu’elle avait vécu. C’était une rencontre humaine très forte. 

Dans ce programme, je travaille avec un neuropsychologue et spécialiste de la mémoire humaine, Francis Eustache. Pendant nos 1.000 entretiens audiovisuels, nous avons identifié quatre cercles. Il y a le premier cercle, ce sont « les exposés », les rescapés, les témoins, les familles endeuillées, les intervenants – les policiers, les médecins, les pompiers… - il y a ensuite le second cercle, les habitants et habitués du quartier, non directement exposés. Le troisième cercle est représenté par la région parisienne, et le quatrième cercle est issu de trois villes, Metz, Caen et Montpellier. Les Français de l’étranger sont dans une situation singulière, plus à distance encore que le cercle 4.

 

mémoire collective forte autour des évènements du 13 novembre 2015

 

Peut-on parler de mémoire collective des Français de l’étranger ? 

Au-delà des évènements du 13 novembre, je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de mémoire collective des Français de l’étranger, car chaque individu évolue dans sa propre société de pays d’accueil, avec des cultures différentes et des événements marquants locaux.

Par exemple, le génocide cambodgien va forcément entraîner des conséquences sur la mémoire des ressortissants français au Cambodge, au Laos ou au Vietnam. Lorsqu'on est à distance, on a comme une double culture mémorielle, celle de la métropole et celle qui se construit, là où l’on est. Cela peut provoquer d’ailleurs aussi des pathologies traumatiques différentes. J’espère que des chercheurs et des scientifiques s'intéresseront un jour à ce sujet, car l’analyse en serait passionnante.

 

Retour sur l'enquête des procès les plus marquants depuis 1945 

 

Le procès du 13 novembre est considéré comme le plus marquant de tous, pour quelle(s) raison(s) ? 

L’Observatoire B2V des Mémoires a posé la question des procès les plus marquants depuis 1945 à un échantillon représentatif de la société française. 62% ont désigné le procès du 13 novembre comme l’un des trois plus marquantsCe chiffre est spectaculaire. Cela s’explique d’abord par l'événement lui-même : une attaque terroriste qui touche la capitale, le symbole de la France, la jeunesse et les valeurs du pays. C’est marquant aussi car c’est du terrorisme projeté c’est-à-dire un attentat organisé et piloté à distance. La démocratie était attaquée depuis l’étranger, ce qui rend l’évènement particulièrement singulier. Et le nombre de victimes a bouleversé la France, touchant toutes les générations et les milieux… Le procès lui-même est totalement hors norme. Il dure 10 mois, il n’y a pas d’équivalent. La France a entendu pendant des semaines des témoignages bouleversants, relayés par les médias.  

 

dessins du procès du 13 novembre 2015

 

Est-ce que le procès va changer quelque chose ? Est-ce que cela va s’inscrire dans le temps ? Il faut comprendre que la mémoire individuelle et la mémoire collective évoluent dans le temps. J’aurai les réponses grâce à notre partenaire, le CREDOC, dans quelques mois, c’est pour ça que le programme dure plusieurs années.

 

Le verdict des attentats de Nice a été rendu, pourquoi l'événement marque-t-il moins les mémoires ?

Le procès de Nice ne faisait pas partie de la liste des procès marquants lors de notre étude car il n’était pas terminé à ce moment-là. Concrètement, le procès a été couvert par moins de journalistes, la couverture médiatique a été moins importante. Dans le cas de Nice, l’assassin – au profil pathologique différent des accusés de Paris - est mort, contrairement à l’un des terroristes du 13 novembre encore vivant et présent à son procès. 

 

reccueillement après des attentats de Nice

 

Quelques mois après l’attentats de Nice du 14 juillet 2016,  nous avons posé la question « quels sont les attentats qui vous ont le plus marqués depuis les années 2000 ». 46% avaient répondu « Nice », 75% avaient répondu « le 13 novembre ». Un an plus tard, à la même question, ils n’étaient plus que 19% à répondre « Nice » …. Le fait que les attentats de Nice soient moins marquants peut avoir de terribles conséquences. C’est ce qu’on appelle « la double peine ». Si on a le sentiment que l’horreur qu’on a vécue n’est pas relayée par la mémoire collective, cela peut développer des pathologies : « j’ai vécu l’horreur absolue, et en plus c’est oublié des Français… ». Nous, scientifiques, avons la responsabilité de pointer cette double peine et de mettre en garde de ne pas oublier de tels évènements.

 

 


[Denis Peschanski est directeur de recherche au CNRS. Le Programme 13-Novembre est soutenu par le Secrétariat Général aux Investissements. Le sondage sur les procès les plus marquants depuis 1945 a été réalisé par l’IFOP pour l’Observatoire B2V des Mémoires]


 

 

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