Mars 1975. Le Sud-Vietnam est dans l’expectative. Début janvier, les soldats de la République démocratique se sont emparés de la province de Binh Phuoc. Où veulent-ils en venir, avec cette « prise de guerre » a priori modeste ? A Saïgon, c’est la grande question du moment, celle qui agite les esprits, le soir, sur la terrasse du Continental. Les plus alarmistes se demandent si l’heure de la grande offensive n’a pas sonné, mais ils sont bien peu nombreux, et surtout, ils sont bien vite rabroués par la foule de celles et ceux qui assurent à qui veut l’entendre qu’en cas de violation par trop flagrante des accords de Paris, les Américains seront obligés d’intervenir.


Le Petit Journal vous propose lors de cette série intitulée "Le long chemin qui mène au 30 avril 1975" de revivre la chute de Saïgon, le 30 avril 1975, date qui marque la fin de la guerre du Vietnam. Le premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième chapitres reviennent sur ces années charnières dans l’Histoire des guerres d’Indochine.
A Hanoï, on a cessé de se poser des questions. L’heure n’est plus à la tergiversation si elle ne l’a jamais été : oui, il s’agit bel et bien d’en finir, cette fois, et d’atteindre l’objectif de toujours qui est de réunifier le Vietnam et d’y instaurer un régime communiste comme c’est déjà le cas au nord du 17e parallèle.
Combien de mois seront nécessaires ? Quelle sera la réaction des Américains ? A la première question, la réponse est vague, en ce début du mois de mars, et beaucoup, au sein du politburo, tablent prudemment sur une campagne pouvant s’étirer sur deux ans. Quant à la seconde question. L’apathie qu’a provoqué la prise de Binh Phuoc, aussi bien à Saïgon qu’à Washington, conforte les maîtres de Hanoï dans leur intuition initiale : cette fois, c’est la bonne !
Et de fait, les Nord-Vietnamiens peuvent se permettre toutes les audaces en cet hiver 1975, comme ils viennent de le faire avec Binh Phuoc. De toute façon, les Américains ne veulent plus en entendre parler, du Vietnam. Ils en ont la nausée, du Vietnam, et ce n’est pas leur Président du moment, Gérard Ford, qui va pouvoir changer la donne : la réactivité n’est pas son trait de caractère le plus saillant, c’est peu de le dire.
Dans son poste de commandement avancé, le Général Van Tien Dung, commandant en chef des troupes nord-vietnamiennes, peaufine ses plans. Prochain objectif : Ban Me Thuot.
« Depuis trente ans que nous avons pris les armes, le disque de la lune reste encore tranché en deux : moitié gravé sur le Nord, moitié sur le Sud »
Les mots que choisit Dung pour s’adresser aux soldats et aux officiers de la division 316 disent bien l’importance de cette nouvelle offensive.
Pour s’emparer de Ban Me Thuot, les Nord-Vietnamiens vont opter pour une tactique de diversion, en faisant croire à une attaque imminente sur Pleiku. La police sud-vietnamienne capte ainsi de faux renseignements selon lesquels des maquisards seraient en train de préparer des meetings à Pleiku pour accueillir les « libérateurs ». Un émetteur, un groupe électrogène et quelques hommes suffisent en outre à Dung pour faire croire à l’adversaire que la division 320, une division d’élite, se trouve dans les parages.
A Saïgon, l’état-major mord à l’hameçon, de même que la CIA, dont l’analyste, Franck Snepp, s’obstine à croire que c’est Pleiku qui est dans la ligne de mire des Nord-vietnamiens. Et lorsque le 10 mars, Dung lance finalement son attaque sur Ban Me Thuot, il a bien évidemment une bonne longueur d’avance sur l’ennemi.
C’est la 23e division sud-vietnamienne qui tient la ville, mais elle a bien du mal, cette 23e division, à faire face à un assaut qu’elle n’a pas anticipé, et ce ne sont pas les raids aériens lancés depuis Saïgon qui vont l’aider : son quartier général est frappé de plein fouet.
Le général Pham Van Phu, qui est responsable de la défense de toute la région militaire, est rapidement dépassé, d’autant que sur place, beaucoup d’officiers ne pensent qu’à sauver leurs familles et leurs biens plutôt qu’à se battre.
Le commandant en chef nord-vietnamien, qui avait prévu qu’il lui faudrait une bonne semaine pour neutraliser et occuper complètement Ban Me Thuot, considère que dès le 10 mars à 17h30, la ville est, pour l’essentiel, prise.

Victoire, donc, pour les enfants de Ho Chi Minh, qui sont désormais en passe de faire main basse sur les Hauts plateaux et de déferler ensuite sur le littoral.
Petite tête et gros cul
A Saïgon, le Président Thieu ne semble pas trop affecté par cette nouvelle défaite qui augure pourtant la perte des premières et deuxièmes régions militaires, soit une vaste portion de territoire qui s’étend du 17e parallèle, au nord, à une ligne qui passe par Tay Ninh et Dalat pour rejoindre Nha Trang sur la côte.
La nouvelle stratégie qu’esquisse Thieu, et qu’il baptise Dau be dit to (« petite tête et gros cul »), consiste à défendre le « Vietnam utile », c’est-à-dire, en gros, la région de Saïgon et le delta du Mékong (les troisième et quatrième régions militaires), et de laisser quelques enclaves, à Hue, à Da Nang et à Chu Lai.
A ce qu’on peut pudiquement appeler un redéploiement des forces, le président sud-vietnamien trouve une justification financière : avec seulement 700 millions de dollars, il est possible de tenir deux régions militaires, alors qu’il en faut sinon le double, avance-t-il. Mais en agissant de la sorte, Thieu espère surtout créer un choc psychologique au sein de la population sud-vietnamienne, et faire en sorte qu’alarmés, les congressistes américains finissent par voter des crédits supplémentaires pour le Vietnam.
Le désastre de la 7B
Sauf que pendant ce temps-là, Dung, lui, ne perd pas de temps. Dès le lendemain de la prise de Ban Me Thuot, il assiège Pleiku, histoire d’asseoir sa domination sur les Hauts plateaux et d’en faire une nouvelle base opérationnelle.
Les Sud-Vietnamiens, Phu en tête, décident donc qu’il faut évacuer Pleiku au plus vite et tenter un repli sur la côte. Oui, mais par quelle route ? La meilleure, la 19, est d’ores-et-déjà coupée par les Nord-Vietnamiens. Reste la 7B, une vieille route forestière qui sinue sur près de deux cent kilomètres avant d’atteindre la ville côtière de Tuy Hoa.
L’état-major est divisé. Ce projet de repli sur la B7 rappelle furieusement l’évacuation désastreuse et dramatique qu’ont vécu les Français en 1950, en empruntant la RC4 depuis Cao Bang.
Et de fait, l’Histoire va balbutier.
Le repli débute le 15 mars. Il va se dérouler plutôt bien les trois premiers jours. Sauf que comme naguère sur la RC4, des civils fuyant les combats se sont mêlés à la colonne. Les véhicules militaires, eux, sont bourrés de soldats, qui ont emmené leurs familles, des meubles, des paniers et des poulets. Assez rapidement, les bataillons s’étirent et se dissolvent. Les officiers perdent le contact avec leurs hommes, lesquels reçoivent des messages aussi incompréhensibles que contradictoires d’un bout à l’autre de l’énorme chenille qui progresse lentement.
Très vite, le repli devient retraite, et l’exode, débâcle. Les hommes sont épuisés, les femmes, les vieillards et les enfants hébétés. Civils et militaires sont en proie à la confusion la plus totale, d’autant que les soldats nord-vietnamiens harcèlent la colonne à coup de tirs de canon et de mortier et que les morts s’amoncellent sur les bas-côtés de la route, si tant est que la B7 ressemble encore à une route.
Lorsque le 25 mars, les premiers éléments de la colonne arrivent finalement à Tuy Hoa, il ne reste plus que soixante mille des deux cent mille civils qui s’y étaient joint.
A Saïgon, l’état-major fait les comptes. Le bilan est lourd : une brigade blindée et sept régiments ont été perdu dans cette désastreuse opération.
Hue, Da Nang
A partir de la fin du mois de mars, l’offensive nord-vietnamienne s’accélère et ce qui n’était jusque-là qu’une percée - sérieuse il est vrai -, devient déferlement.
Aussitôt la victoire acquise sur les Hauts plateaux, les Nord-Vietnamiens se lancent à l’assaut du littoral, avec pour premier objectif Hue, l’ancienne capitale impériale, que le Président Thieu décide d’abandonner, préférant renforcer ses défenses sur Da Nang.

Mais là encore, l’évacuation est chaotique. Civils et militaires se retrouvent mêlés dans une colonne qui se disloque, et assez rapidement la discipline devient indiscipline et l’indiscipline rébellion. Le repli des troupes sudistes s’apparente de plus en plus à un sauve-qui-peut général lorsque l’avancée des hommes de Hanoï prend des allures de charge fulgurante.
Il ne faudra d’ailleurs pas beaucoup de temps à l’armée nord-vietnamienne pour descendre de Hue à Da Nang. Si la ville impériale est officiellement libérée le 26 mars, la seconde ville du Sud va connaitre le même sort à peine une semaine plus tard.
Et c’est cette fois une prise de guerre majeure, pour Hanoï. Da Nang possède en effet deux ports militaires et trois aéroports. C’est du reste là que dix ans plus tôt, les premiers soldats américains ont débarqué.
Mais pour l’heure, la ville ressemble surtout à un vaste camp de réfugiés. En quelques jours, la population a doublé et fatalement, la nourriture manque. Les dépôts sont pris d’assaut, les magasins éventrés. Très vite, le pillage devient le seul mode de survie possible. Beaucoup de bagarres éclatent entre militaires, mais aussi entre soldats et civils. L’armée sud-vietnamienne, elle, ne contrôle plus rien et se transforme rapidement en une cohorte de fuyards, prise de panique.
A l’aéroport principal, les pistes sont encombrées de jeeps, de camions, de soldats auxquels s’accrochent femmes et enfants. Les quelques avions qui tentent de décoller sont littéralement pris d’assaut. Lorsque le dernier d’entre eux s’envole, des hommes sont accrochés à ses roues.
En mer, la situation est tout aussi chaotique. Au large, c’est une véritable armada qui s’est concentrée : navires sud-vietnamiens, sud-coréens, taïwanais. Gérard Ford a lui aussi dépêché des navires américains, en précisant bien qu’aucun ne devait être armé : simple opération de recueil, mais qui va tourner au fiasco, tant l’anarchie règne dans les ports de Da Nang : ça crie, ça se bat pour monter dans des barques, des sampans, des canoës. Les plages sont jonchées d’armes, de chars ensablés, de caissons d’artillerie, de caisses de munitions, d’hélicoptères hors d’usage. Sur la mer, flottent des chambres à air qui font office de bouées de sauvetage à quelques soldats.
Le commandement nord-vietnamien, lui, adopte une simple manœuvre d’encerclement, mais l’adversaire est beaucoup trop occupé à fuir dans une débandade générale pour opposer une quelconque résistance et dès le 30 mars, la ville est entièrement investie par les hommes de l’armée de libération et ceux du Front national de libération, dont le drapeau (qui à une bande horizontale bleue près est celui de la République démocratique.) flotte sur les édifices publics.

Le même jour, le politburo se réunit à Hanoï et dresse un constat implacable : « La guerre révolutionnaire au Sud-Vietnam n’a pas seulement atteint le stade du développement par bonds accélérés. On arrive au moment stratégique favorable au déclenchement de l’offensive et de l’insurrection générale contre le repaire de l’ennemi. Notre révolution progresse à pas de géant »
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