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Modèle de discrétion, l'homme sait tenir sa langue mais sait aussi en user, lui qui en parle plus de cinq. Depuis 34 ans, il hante le lobby du prestigieux Mandarin Oriental de Hong Kong où se côtoient nouveaux venus et habitués, régnant avec autorité sur ce qu'il considère être son "territoire". Concierge en chef de l'établissement, Giovanni Valenti en est un des piliers, une figure connue et reconnue dont le palace qui fête ce mois-ci ses 50 ans ne saurait se passer.
Giovanni Valenti - "L'homme aux clés d'or"
Le Mandarin, haut lieu de la vie hongkongaise
Le Mandarin est une véritable institution à Hong Kong. Jamais un hôtel n'a été à ce point imbriqué dans le tissu social d'une ville. Rares sont en effet ceux qui parmi ses habitants n'y ont jamais mis les pieds pour boire un verre ou y dîner, acheter un gâteau d'anniversaire ou tout simplement pour patienter quelques instants dans un des douillets fauteuils du lobby, avant d'attraper un ferry ou de courir à un rendez-vous. A l'heure où il fête son jubilé, le Mandarin Oriental est plus que jamais l'un des hauts-lieux de la vie hongkongaise. Cinquante ans après son ouverture, l'hôtel reste en effet le témoin du cosmopolitisme et du dynamisme économique de la cité. Alors que son ainé, le Peninsula de Kwoloon, a perdu de son lustre sous les nuées de touristes qui investissent désormais chaque jour son lobby rococo à l'heure du thé, le Mandarin Oriental continue de recevoir dans une atmosphère luxueusement cosy la clientèle prestigieuse de ses débuts, des hommes d'affaires mais aussi les membres des familles royales européennes et asiatiques ou bien encore des chefs d'Etat en visite officielle. Fidèle à la tradition mise en place par les gouverneurs anglais, l'actuel chef du gouvernement de Hong Kong, Leung Chun-Ying, y réunit également un vendredi par mois son cabinet mais aussi les movers and shakers de la ville.
Années 1960 - Mandarin Oriental, extérieur et lobby
Un palace moderniste et provocant inspiré des Swinging Sixties London
Lorsqu'il ouvrit en 1963, le palace fut le symbole d'une nouvelle ère, un bastion du modernisme et du chic décontracté. A l'époque, le South China Morning Post s'extasiait sur ses ascenseurs prodigieusement rapides qui "catapultaient" les convives au dernier étage en 21 secondes, sur ses téléphones automatiques qui ne nécessitaient plus d'opérateurs (ce qui était tout nouveau à Hong Kong), sur les baignoires qui équipaient chaque chambre (ce qui ne s'était jamais vu en Asie au point que l'architecte du projet, surpris par tant de points bleus sur ses plans, demanda si les clients étaient amphibies). Décoré par le set designer de Hollywood, Don Ashton, qui venait de travailler sur Le Pont de la rivière Kwaï, the Lady Hotel, inspiré des Swinging Sixties London, apparaissait délicieusement, outrageusement contemporain, tandis que de l'autre côté de la baie, le Peninsula de style néoclassique, symbole des splendeurs surannées de l'empire britannique et de la vie mondaine coloniale, faisait déjà figure du passé.
Lorsqu'en 1977, à la trentaine, Giovanni Valenti débarqua à Hong Kong pour travailler comme chef de rang dans un restaurant italien avant de rejoindre la réception du Mandarin deux ans plus tard, le bâtiment trapu, presque cubique de l'hôtel, était encore un des buildings les élevés, les plus provocants de Central, le quartier des affaires. Sur le front de mer, surplombant le Victoria Harbour, devant l'embarcadère du Star Ferry, navette qui depuis 1888 relie l'île à Kowloon, il toisait du haut de ses 25 étages l'immeuble massif de la Banque de Chine, la Cour Suprême, le General Post office (détruit depuis), le siège du Hong Kong Club, la Murray House (déplacée à Stanley) et le très british terrain de cricket. "Aujourd'hui, le Mandarin est un des plus bas du quartier", ironise le Florentin. Depuis ont en effet poussé tout autour de l'hôtel les tours gigantesques de la HSBC, de la Bank of China et de l'International Finance Centre. Quant à l'embarcadère du Star Ferry, il a été repoussé à un demi-mile au Nord sur des polders, des terrains gagnés sur la mer qui ont englouti le quai où accostait le walla walla, la vedette privée de l'hôtel en acajou verni, qui conduisait les clients, lorsqu'il n'y avait ni express train ni tunnel sous la mer, à Kai Tak, le légendaire aéroport de Hong Kong, où l'on atterrissait au milieu des maisons, sur une piste maritime aussi étroite que celle d'un porte-avions.
Années 1980, le Mandarin Oriental est sacré meilleur hôtel du monde
The frenetic eighties
Giovanni Valenti arrivait dans la colonie à un moment où le compte à rebours commençait pour ce confetti de terre du Sud de la Chine, que deux Ecossais, Jardine et Matheson, fameux contrebandiers, réussirent à "dérober" à l'Empire du Milieu pour mieux l'intoxiquer de leur "boue étrangère". Ce que l'on a appelé la crise de 1997 - la rétrocession de Hongkong à la Chine ? s'ouvrait en effet avec la visite à Pékin de Mme Thatcher, en 1982. Traders et flambeurs avaient encore de beaux jours devant eux mais le temps était désormais compté : l'avenir de la "belle gagneuse", troisième place financière du monde, terre capitaliste aux portes de la République populaire, semblait alors incertain. Mais la ville n'en perdait pas pour autant son habituelle frénésie. Le Hong Kong du début des années 1980 "respirait à pleins poumons. L'appréhension décuplait les énergies", se rappelle Giovanni Valenti.
?Hong Kong avait encore l'odeur de l'Asie"
Imaginez la ville d'alors. La skyline étourdissante de Central, les pentes arborées du Victoria Peak et leurs résidences cossues avaient pour pendants des quartiers surpeuplés aux immeubles décrépis. Le Monde de Suzie Wong, (roman de Richard Mason de 1957), avec ses cabarets et ses bordels du quartier de Wanchai, ne s'étaient pas évanoui. La ville était encore très chinoise, bloquée par les charrettes à bras tirées par les coolies, regorgeant de dai pai dongs, ces restaurants à ciel ouvert, qu'aucun Occidental ne goûtait, préférant se réfugier dans les restaurants proprets des grands hôtels. Les rues résonnaient toujours le soir du fracas des parties de mah-jong et dans la chaleur moite de l'été montaient des effluves d'encens mêlés à des relents divers. "Aujourd'hui, Hongkong est cosmopolite. Avant, elle avait l'odeur de l'Asie", raconte Giovanni. Ce n'est pas sans raison que le nom de cette ville signifie en chinois "port parfumé".
Le Mandarin Oriental aujourd'hui
Dans les années 1970-1980, Hong Kong était encore le lieu d'ancrage des China watchers, ces observateurs infatigables d'un pays dont l'accès leur était alors rendu très difficile voire interdit. Jésuites chassés par les communistes en 1949, officiels américains, diplomates, journalistes, espions? passés maîtres en "pekinology", l'art de décrypter les informations venues de Chine, les significations cachées d'une annonce gouvernementale, d'un déplacement officiel ou d'une apparition publique...Les bars du Mandarin étaient ainsi les repères de vieux briscards de la politique, de journaleux qui venaient y finir une soirée commencée au Foreign Press Club voisin.
Un flagship éternellement trendy
Aujourd'hui, le bar à whisky du rez-de-chaussée, le Captain's Bar, reste un lieu de rendez-vous de l'élite hongkongaise. "Pour sa réouverture en 2006, après la rénovation, il y avait la queue dans la rue comme si personne n'avait bu un verre depuis des mois", se souvient le concierge. Au premier étage, le Chinnery - du nom du peintre anglais du XIXe siècle qui vécut et mourut à Macao - fut longtemps un "gentlemen only bar" très sélect : il ne s'est ouvert aux femmes qu'en 1990. Ce fut l'unique changement notable, les banquettes de cuir vert, les whiskys rares, la "Stilton soup" et la "kidney pie" du menu étant, quant à elles, toujours de mises. En dépit d'un récent lifting qui fut l'occasion d'un gala très huppé animé par le célèbre crowner Bryan Ferry, le flagship du groupe Mandarin Oriental-Excelsior a conservé le charme intime que bien des palaces ont perdu. Les designers Teo & Wilkes en charge de la rénovation se sont très intelligemment appuyés sur son histoire, ravivant l'éclat du passé, de ce subtil et séduisant mélange d'Asie et d'Occident. Un design raffiné, mixant matières riches et tons chauds - marbre noir et blanc, boiseries, laques orangées - et un service efficace et discret qui lui avaient valu de figurer dès 1967 aux côtés du Ritz de Paris sur la liste des meilleurs hôtels du monde, établie par le magazine Fortune.
Giovanni, homme de confiance et pivot de l'édifice
Au Mandarin, en cinq décennies à peine, c'est bien la clientèle qui a évolué plus que les lieux. La Russe blanche qui y vécut quarante ans (et y décéda) ou ces quelques ladies qui viennent encore prendre leur thé au Clipper Lounge sont des fantômes du passé. On ne croise plus guère dans le lobby ces personnages pittoresques dont le regard souvent était tourné de l'autre côté de la frontière. Mais Giovanni Valenti en demeure le pivot.
Giovanni Valenti au Mandarin Oriental
Chevelure blanche, teint hâlé, mise impeccable, pantalon rayé, jaquette noire sur gilet gris, clefs d'or aux revers, ce Florentin incarne le supplément d'âme de ce qui fut et demeure l'un des lieux les plus emblématiques de l'ex-colonie britannique."Je suis une colonne de l'édifice", lâche-t-il sans ambages, immodeste mais lucide. Les directeurs se succèdent, "l'homme de confiance" reste en place, fidèle au poste. Chaleureux, affable, il reçoit aux abords de la réception chaque client comme s'il était unique, se souvenant des habitudes de l'un, anticipant les désirs de l'autre, trouvant le mot juste pour chacun, si possible dans sa propre langue, donnant ainsi l'impression à la clientèle d'être un peu chez elle. Et s'il n'est pas là pour les accueillir, les habitués, troublés par son absence, s'inquiètent, "Et Giovanni, il n'est pas là ?", s'enquièrent de lui comme d'un vieil ami. "L'amabilité, même la plus élégamment maniée, ne remplace pas un visage connu", rappelle le maître de céans. De son lobby, qu'il n'a jamais voulu quitté, même pour les promotions les plus tentantes, il a vu passer les grands de ce monde, posé avec Jacques Chirac pour une photo, échangé quelques mots avec Lady Thatcher. L'hôtel fut toujours peuplé d'un casting de choix. Le Shah d'Iran, Henry Kissinger, Richard Nixon, Gina Lollobrigida, Lady Diana y eurent leurs habitudes.
"On me demande tout et rien... Et je ne dis jamais non, à condition de rester dans le cadre de la loi" Giovanni Valenti est en quelque sorte le Scapin du Mandarin, son "Huggy les bons tuyaux", conseillant restaurants, bijoutiers, boîtes de nuit, distribuant bons plans et bonnes adresses. "Jamais une seule à la fois", précise-t-il, pour ne pas être soupçonné de connivence avec un commerçant. Il trouve toujours une solution à tout ou presque. A la fois confesseur, avocat, ami, médecin, banquier, bureau des renseignements, il lui arrive aussi fréquemment de traduire des messages sibyllins ou très personnels écrits dans une langue que leur destinataire ne comprend pas, lui qui en maîtrise cinq.
"J'envoie des bijoux, des fleurs? Un jour, un client européen m'a téléphoné avant son arrivée pour que je commande 99 roses jaunes à l'attention de sa femme. Curieux, je lui ai demandé pourquoi 99 ? Parce que la 100ème, c'est elle. J'ai trouvé ça charmant? Il m?arrive aussi de réserver des voitures exceptionnelles, des bateaux, des hélicoptères... Un jour, un client américain qui avait du partir précipitamment, laissant sa femme seule à l'hôtel, m'a demandé de trouver une Rolls Royce, une Phantom 6, pour la conduire à l'aéroport avec, sur le siège arrière, un immense Teddy Bear de la taille d'un être humain, sur lequel je devais laisser le mot "I hope I didn't miss you". Très émue, elle s'est mise à pleurer?." Des émotions comme celles-là, Giovanni en a vécu de nombreuses au sein du Mandarin. C'est donc peut-être ça, être concierge d'hôtel, vivre et partager des émotions, toucher une part de rêve.
Florence Morin (www.lepetitjournal.com/hongkong), mercredi 23 octobre 2013
Crédits photos : Mandarin Oriental
Infos pratiques: The Mandarin Oriental Pour ses 50 ans, le Mandarin Oriental organise plusieurs manifestations. Jusqu'au 26 octobre, Pierre Gagnaire propose un menu vintage 1963 chez Pierre son restaurant français étoilé de l'hôtel. Jusqu'au 26 octobre également, Alessandro Palazzi du Dukes Bar de London, "Martini-Maker-in-Residence" propose ses cocktails d'argent à base de Martini au Captain's Bar. Et du 24 au 31 octobre, le célèbre restaurant Da Dong de Beijing sera en visite au restaurant chinois de l'hôtel, le Man Wah, qui servira pour l'occasion un menu de spécialités pékinoises. C'est le chef Da Dong en personne qui sera aux fourneaux pour le diner de gala du 1er novembre. Retrouvez tout le programme du 50ème anniversaire du Mandarin sur le site de l'hôtel. |
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