Conservatrice responsable de la collection de l’Occident musulman au Musée d’Art islamique de Doha depuis 2012, Mounia Chekhab-Abudaya revient avec nous sur sa passion pour l’art islamique et son expatriation au Qatar.
D’où vient votre intérêt pour l’art en général et l’art islamique en particulier ?
L’art est une vocation. Toute petite, j’adorais visiter les musées et les châteaux. Je me rappelle notamment d’un voyage à Carcassonne qui m’avait fascinée. Après le bac, je me suis donc naturellement inscrite en histoire de l’art, et lorsque j’étais en licence, j’ai fait un voyage dans le Sahara qui m’a initiée à l’art et l’urbanisme dans cette région. Au retour, n’ayant trouvé aucune publication à ce sujet, j’ai décidé d’en faire l’objet d’un mémoire puis d’une thèse. J’ai étudié 26 sites. Chaque année, je passais un ou deux mois sur le terrain pour étudier aussi la dimension anthropologique, à savoir la façon dont les habitants perçoivent et vivent avec leur patrimoine. C’était un sujet très particulier, à la croisée de plusieurs disciplines.
Vous vous destiniez donc à une carrière universitaire. Comment être-vous devenue conservatrice au musée d’art islamique de Doha, au Qatar ?
Au départ, je pensais effectivement faire carrière dans l’enseignement, d’autant plus que j’adore le contact avec les étudiants, la transmission de savoirs. Mais lorsqu’on regarde de plus près les débouchés dans le domaine en France, il y a très peu de postes et de rotations. J’ai donc testé différents secteurs comme l’expertise d’objets pour des ventes aux enchères, avant de me décider à postuler à l’étranger. En parallèle à mon parcours en histoire de l’art, j’avais appris l’arabe et le persan à l’INALCO. En 2012, à la fin de ma thèse, le musée d’art islamique de Doha m’a offert un poste et j’ai sauté sur l’occasion.
En quoi consiste votre travail de conservatrice ?
Je suis principalement responsable de documenter nos collections autour de l’Occident musulman (Sicile, Espagne, Afrique du nord) et des manuscrits arabes. Je collabore aussi à la réalisation d’expositions temporaires, parfois en partenariat avec d’autres musées, comme c’était le cas en 2013 avec le British Museum, dans le cadre de la saison Qatar-Grande-Bretagne. Je suis appelée à développer du contenu scientifique à destination des guides pour différents publics -adultes et enfants - ainsi qu’à enrichir en permanence nos collections via de nouvelles acquisitions.
Vous avez également été guide pour des invités de marque comme Michelle Obama : racontez-nous !
Ce qu’on voit dans les médias entache complètement les cultures islamiques.
J’ai effectivement donné des visites guidées à de nombreux chefs d’Etat et personnalités : François Hollande, Sheikh Hamad bin Khalifa Al Thani (l’ancien émir du Qatar), Bernard Cazeneuve, Michelle Obama…Ces rencontres ont été de fabuleuses et inoubliables expériences avec la sensation de remplir ma mission : montrer la richesse de cette civilisation et de sa production artistique. Ce qu’on voit dans les médias entache complètement les cultures islamiques. J’essaie donc, à mon échelle, d’en montrer une autre dimension.
N’est-il pas difficile d’être une femme étrangère dans un poste à responsabilités au Qatar ?
L’idée d’avoir une femme comme chef, dès lors qu’elle est reconnue dans son expertise, est complètement acceptée et intégrée par les hommes.
Etant née et ayant grandi à Paris, je n’avais jamais vécu d’expatriation et ne connaissais le Qatar que par un court voyage en 2009. M’y installer était donc un changement radical, en plus d’un pari osé ! Contrairement aux stéréotypes que peuvent avoir les Européens sur ce pays, de nombreuses femmes sont à la tête d’institutions publiques qataries, comme les musées, les universités, les administrations. L’idée d’avoir une femme comme chef, dès lors qu’elle est reconnue dans son expertise, est complètement acceptée et intégrée par les hommes. Finalement le plus difficile pour moi, c’est de me construire un cercle social et de vivre dans une ville qui n’est pas conçue pour être piétonne. Cela peut paraître anodin mais les longues marches me manquent.
Quelle relation entretiennent les Qataris avec le musée d’art islamique et l’histoire de l’art ?
Le musée d’art islamique est- avec le musée national réalisé par Jean Nouvel – l’un des emblèmes du pays. Le nombre de visiteurs, de l’ordre de 400 000 par an, augmente et le public est varié : nationaux, touristes de passages, expatriés, résidents, dont les communautés indiennes, pakistanaises, bangladeshi. Les jeunes générations sont encore plus avides de culture et de voyages que leurs ainés. Cela s’observe également dans les formations universitaires en muséologie et art islamique qui se multiplient. L’idée des dirigeants qataris et d’offrir à leurs étudiants une offre universitaire suffisamment variée pour qu’ils ne soient pas contraints de partir à l’étranger.
Quels projets avez-vous en tête pour les prochaines années ?
D’abord, continuer à publier sur les collections. C’est une vraie chance comme conservatrice de travailler dans un musée « neuf » : on a un immense vivier dans lequel piocher. J’ai également l’opportunité, depuis plusieurs années, d’être associée à des universités comme Oxford, Harvard, le MIT ou l’EHESS, et de pouvoir donner des conférences sur mes recherches dans les plus prestigieuses institutions de l’art et architecture islamique. Je suis vraiment en train de développer ma carrière. Quand on sait qu’en 7 ans, en France, seulement deux postes ont été ouverts dans le secteur, je n’ai vraiment pas de quoi me plaindre. Pourquoi ne pas être directrice de musée un jour? Rien n’est arrêté. Lorsque je suis arrivée ici, je pensais rester deux ans et rentrer en France, et maintenant je suis prête à aller n’importe où pour continuer de développer mon expertise. Je suis étonnée par mon changement de mentalité !