Nous savons tous que le thé est arrivé en Europe depuis l’Asie, nous savons moins que la manière de le boire a longtemps été source de problèmes pour les Européens. Guillaume Rué de Bernadac nous le fait découvrir.
De l’origine du thé…
Les légendes s’affrontent quant à savoir d’où et comment est née l’habitude de boire le thé : en Inde ? Dans le Yunnan ? Une histoire chinoise fait remonter cette pratique à 2737 avant notre ère, lorsque l’Empereur Shen Nung se repose sous un arbre, un verre d’eau bouillie à la main. Le vent y fait tomber quelques feuilles d’un théier sauvage, l’eau prend alors une teinte d’or, dégage un parfum subtil et donne un goût rond au palais. Les sens charmés, l’Empereur en fait son breuvage de prédilection. Le thé est né.
Vu d’artiste de l’Empereur Shen Nung
S’il est sûr que les marchands arabes en ont transporté le long de la route de la soie (l’un d’eux le mentionne en 879 de notre ère) c’est surtout Marco Polo qui, après son retour en Italie en 1293, décrira longuement à ses contemporains la coutume chinoise du thé. Mais il n’en rapporte pas sur le Vieux Continent. Il faudra encore attendre 200 ans de plus pour que les premières cargaisons arrivent en Europe par les Portugais à partir de 1516.
La France attend seulement 1636 pour découvrir le thé. Si les sceptiques sont nombreux au début (une boisson si foncée risque de détruire les organes !) l’engouement est réel par la suite dans la noblesse, mais le prix le rend inabordable pour le peuple. Les Français d’alors ont plutôt l’habitude de boire du lait réchauffé l’après-midi, qui est nourrissant et permet de reprendre des forces. Les plus fortunés y ajoutent souvent du sucre. La salonnière Mme de La Sablière a un jour l’idée de rajouter quelques feuilles de thé à son lait chaud, et trouve que cela donne un surplus d’énergie. C'est perçu comme une excentricité ridicule par Mme de Sévigné qui rapporte l’anecdote. Pourtant, Mme de La Sablière vient d’inventer une boisson à l’avenir prometteur : le thé au lait. Petit à petit, la dose de lait diminue, celle de l’eau augmente ; de lait agrémenté de thé devient du thé agrémenté de lait.
Madame de La Sablière, par Pierre Mignard
Mais comment boire chaud ?
Mais le vrai problème du thé et des boissons chaudes comme le café ou le chocolat ne fut pas tant leur goût ou leur effet, que leur contenant. En Europe, on avait alors l’habitude de boire à partir de chopes en métal, qui ont la fâcheuse propriété de conduire la chaleur. On se brûle les doigts. Quant aux tasses chinoises importées avec les feuilles de thé, elles laissent perplexes : comment peut-on boire avec ? Il n’y a pas de anse pour les saisir ! Les Chinois auraient-ils la peau des doigts plus épaisses que les Européens ? Sont-ils naturellement immunisés à la chaleur ? On se pose des questions…
Peut-être en tenant la tasse entre le pied et le bord ? Mais elle semble si petite ! Aussi, chaque individu aura sa propre manière de tenir une tasse, comme dans le portrait ci-dessous :
A family of three, par Richard Collins
Et à quoi peut servir la soucoupe dessous ? Probablement pour y verser le thé ? Aussi nombre sont ceux à s’en servir comme moyen de refroidir leur boisson, pas seulement le thé mais aussi café et chocolat :
Peinture de Louis Marin Bonnet
Au XVIIIème siècle, on observe un tournant. Les porcelaines produites en Saxe, puis en France, deviennent de grande qualité, et -ne conduisant pas la chaleur- elles sont massivement adoptées pour les arts de la table. L'anse pour les tasses est créée, plus commode pour tenir sa tasse chaude. Mais ne croyons pas que cela change immédiatement les habitudes ! A la cour de France, on tient sa tasse et boit à sa guise : par la soucoupe, par le corps de tasse, par le pied ou par l’anse, comme le montre ce portrait de la famille du Duc de Penthièvre :
La famille du Duc de Penthièvre, par Jean-Baptiste Charpentier
Une règle : garder son maintien, on ne doit pas ciller au contact de la chaleur ! L’étiquette se façonne encore pour tout ce qui touche les arts de la table, on n’est pas tellement rigide sur les pratiques. Cela viendra au XIXème siècle, à l’ère victorienne.
L’Europe édicte de nouvelles règles
Outre-manche, le thé est entre temps devenu la vraie boisson nationale, détrônant les alcools à base de genévrier (notamment le gin) ainsi qu’un marqueur social extrêmement fort.
La noblesse et bourgeoisie britannique, puis européenne, va adopter l’afternoon tea : une collation inventée en 1840 par Anna Russell, duchesse de Bedford, qui prend l’habitude de se faire apporter du thé et de quoi grignoter avec ses amies à 16h, afin de patienter entre le léger déjeuner anglais et le tardif dîner. Peu à peu les règles de l’afternoon tea se rigidifient :
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On ne passe pas son doigt dans l’anse, mais on la pince.
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On ne remue pas son thé avec la cuillère par motions circulaires mais élégamment de 12h à 6h.
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On ne laisse pas la cuillère à l’intérieur mais on la repose sur la soucoupe, derrière la tasse.
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On déguste dans l’ordre : des sandwichs, puis des scones avec de la crème et de la confiture, et enfin des pâtisseries.
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On ne coupe pas ses sandwichs, ils doivent être suffisamment petits pour être pris avec les doigts.
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On ne coupe pas son scone au couteau, pas plus qu’on n’y mord dedans ni même le trempe dans le thé mais on le rompt délicatement avec les doigts en petites bouchées.
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On peut ajouter confiture et crème sur sa bouchée de scone. Si la crème vient du Devon, on la met avant la confiture, si elle vient des Cornouailles on la pose après.
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Si on prend l’afternoon tea à table, on laisse la soucoupe sur la table, alors que sur une table basse, la soucoupe et la tasse sont apportées à soi, comme sur cette photo issue de Downton Abbey :
Ce renforcement de l’étiquette pour l’art de boire le thé va de pair avec ce qui s’opère pour la table. Il s’agit de gagner en civilisation, de polir ses mœurs.
La classe ouvrière va elle développer le high tea, pris débout à une table haute (d’où le « high ») par opposition à la bourgeoisie qui s’assoit, le soir vers 19h avant de retourner au travail. On boit du thé en même temps qu’on avale des en-cas nourrissants, pour tenir jusqu’au souper. La manière de prendre son thé est révélatrice de son statut social.
La tradition française se développe également, quoi que bien moins stricte. Le thé est servi plutôt vers 17h, avec de petits gâteaux secs ou des pâtisseries de préférences faites maison, habitude qui reste essentiellement l’apanage des femmes de la bourgeoisie et de leurs enfants, auxquels on préfère servir du chocolat et des gâteaux.
Parisiennes prenant le thé, par Juan Sala Gabriel
Né chinois, le thé a été adopté par les Occidentaux, qui ont recréé leurs propres règles. Et la tendance s’inverse aujourd’hui ! L’afternoon tea rencontre un succès fulgurant en Asie, un incontournable pour les hôtels de luxe qui rivalisent de créativité pour satisfaire une clientèle cosmopolite, curieuse, et souvent très féminine. Et vous, comment aimez-vous prendre votre thé ?