Directeur de recherches au CNRS, Christian Miniatura dirige le laboratoire MajuLab, Unité Mixte Internationale de recherche franco-singapourienne. Il est Professeur invité au Centre for Quantum Technologies (CQT) de la National University of Singapore (NUS) ainsi qu'à la School of Physical and Mathematical Sciences (SPMS) de la Nanyang Technological University (NTU). Il nous parle de physique quantique, du formidable essor de la recherche à Singapour, et du succès du programme MERLION, élément clé pour l'initiation de collaborations scientifiques.
Vous êtes venus à Singapour pour la première fois en 2003. Quel regard portez-vous sur l'évolution de la recherche dans la cité-Etat ces 10 dernières années ?
Christian Miniatura - La recherche à Singapour connait depuis ces 10 dernières années un formidable essor. En effet, même si le gouvernement s'est intéressé à la R&D à partir des années 90 pour amorcer un tournant économique de Singapour (passer des produits manufacturés à l'innovation, notamment dans les secteurs de la pharmacie et des technologies de l'information et communications) et qu'il s'est doté d'une institution publique pour la recherche[1], Singapour ne comptait pas encore dans la recherche mondiale au début des années 2000. Puis, grâce à une volonté étatique forte, une réactivité extraordinaire et des moyens financiers colossaux, Singapour a su offrir un environnement favorable aux chercheurs académiques et industriels, et attirer des talents et investisseurs internationaux. L'étape majeure a été la création des Research Centre of Excellence (RCEs) en 2007[2], qui a marqué un véritable tournant vers la recherche scientifique de très haut niveau.
De manière parallèle, les années 2000 correspondent aussi, en France et en Europe, à un tournant vers « l'économie de la connaissance ». Les pouvoirs publics se penchent de plus en plus sur l'internationalisation de la recherche, d'une part, pour renforcer l'attractivité de la France auprès des chercheurs étrangers et, d'autre part, pour développer des coopérations parant aux politiques étrangères agressives de captation des talents et des savoirs. La coopération scientifique s'est donc fortement développée depuis le milieu des années 2000 entre Singapour et la France, et aussi avec d'autres pays.
Aujourd'hui Singapour n'est peut-être pas incontournable, notamment car elle reste très attachée à certains secteurs clés et à la recherche appliquée avec retour sur investissement rapide plus qu'à la recherche fondamentale, mais elle occupe assurément une place de choix sur la carte mondiale de la recherche scientifique.
Quel est votre parcours à Singapour ?
En bref: MajuLab. MajuLab est un laboratoire de recherche fondamentale pluridisciplinaire allant de la physique quantique à la matière molle et les matériaux, avec un tropisme très marqué en information et calcul quantiques, en particulier sur les gaz quantiques et les systèmes fortement corrélés. Une des activités expérimentales est basée sur l'obtention d'un « condensat » d'atomes froids de Strontium et l'étude des phénomènes physiques quantiques associés. Le nom MajuLab vient de vient du mot Malais Maju qui signifie « avancer, continuer, progresser » et de l'expression Majulah Singapura, qui est le titre de l'hymne national de Singapour et profondément ancrée dans la société avec cette idée de progrès, persévérance et aller de l'avant. MajuLab est ce qu'on appelle une Unité Mixte Internationale, UMI, c'est-à-dire un laboratoire créé en partenariat entre des équipes de recherches françaises et étrangères et qui regroupe des chercheurs, des étudiants et des post-docs de chaque institution partenaire. C'est le niveau ultime de la collaboration scientifique internationale. MajuLab est un partenariat entre le CNRS, l'université de Nice Sophia Antipolis, la National University of Singapore (NUS), et la Nanyang Technological University (NTU).
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- Je suis venu pour la première fois à Singapour en 2003, pour un séminaire scientifique auquel j'avais été invité par l'Ambassade de France[3] et par le département de physique de NUS[4] pour intervenir en tant que chercheur CNRS (de l'Institut Non Linéaire de Nice). J'ai été immédiatement séduit par Singapour: un véritable choc culturel. Je suis revenu en 2005 pour un projet de recherche d'un an et demi, et pour enseigner à NUS dans le cadre du programme de double diplôme FFDP (French Double Degree Program )[5].
En 2006, comme je l'évoquais précédemment, Singapour investit dans la recherche et l'excellence scientifique ; le Centre for Quantum Technologies (CQT) est en passe d'obtenir le statut de Research Centre of Excellence et cherche à attirer des talents. Côté français, la diplomatie soutient le développement de coopérations internationales. Le CNRS commence à s'intéresser à Singapour et me donne carte blanche pour initier une collaboration franco-singapourienne dans le cadre du CQT.
Les négociations avec le Directeur du CQT, le Pr. Artur Ekert, aboutissent, en 2008, à la mise en place de projets de recherche communs et se traduisent par l'expatriation à plein temps de trois chercheurs français, dont moi. En 2010 est créé un Laboratoire International Associé (LIA), le FSQL (France-Singapore Quantum Physics and Information Laboratory), que j'ai dirigé conjointement avec le Professeur Berthold-Georg Englert, du CQT. C'est ce laboratoire qui est devenu en 2014 l'UMI MajuLab.
Les deux autres chercheurs français impliqués, Benoît Grémaud (chercheur CNRS - Laboratoire Kastler-Brossel) et David Wilkowski (Maître de Conférences à l'Université de Nice) travaillent également à plein temps à MajuLab. Enfin, Miklos Santha (chercheur CNRS - Laboratoire d'Informatique Algorithmique: Fondements et Applications) est un visiteur régulier et de longue durée au CQT dans le cadre de cette coopération.
Le laboratoire MajuLab dans les locaux de SMPS à NTU ? Installation pour les expériences de recherche fondamentale en physique quantique et atomes froids.
La diplomatie scientifique française semble avoir joué un rôle important dans votre parcours à Singapour. Quelle place lui accordez-vous dans la réussite de vos projets?
- Les actions de la diplomatie scientifique et de l'Ambassade ont un impact extrêmement positif sur l'activité. Même si les chercheurs n'attendent pas les pouvoirs publics pour travailler ensemble, ces derniers sont un appui majeur pour la réussite des négociations et des coopérations scientifiques à cette échelle.
La cérémonie de signature de la création à Singapour de deux nouvelles UMI en 2014, MajuLAB (physique) et BMC3 (biologie), et du renouvellement de l'UMI CINTRA (CNRS International NTU THALES Research Alliance), s'est d'ailleurs déroulée le 30 mai 2014 en présence des hauts responsables des institutions partenaires et d'une délégation officielle française aux côtés de l'Ambassadeur de France à Singapour, M. Benjamin Dubertet.
Il faut être conscient de la qualité de la recherche française. Notamment dans les thématiques couvertes par MajuLab, trois prix Nobel sont français : Claude Cohen-Tannoudji (1997), Albert Fert (2007) et Serge Haroche (2012). Singapour s'intéresse particulièrement à notre excellence scientifique. La Cité Etat reconnaît le CNRS comme un acteur scientifique mondial majeur et encourage nos chercheurs talentueux à s'expatrier. La diplomatie scientifique et les actions de l'Ambassade de France à Singapour aident à la mise en place de coopérations plutôt qu'à la captation des talents, et c'est très important.
Un des outils de la collaboration scientifique est le PHC MERLION[6]. Quelle est votre vision sur ce programme ?
MERLION est un outil unique et remarquable, que j'apprécie particulièrement. Il est d'une efficacité redoutable et d'une grande utilité ! Financer la mobilité des chercheurs, c'est poser la première pierre des échanges et de la collaboration scientifique.
Prenons pour commencer le programme « MERLION Workshop » qui finance des colloques et conférences en France ou à Singapour. Lorsque des chercheurs participent à ces évènements, ils échangent sur des thématiques communes, présentent leurs travaux et créent des connexions qui leur permettront par la suite de continuer à travailler ensemble. C'est très important pour initier des collaborations et pour donner de la visibilité à notre recherche ; il y a un véritable effet d'entrainement.
De plus, un séminaire organisé avec le soutien de MERLION dispose en quelque sorte d'un Label Qualité, qui lui accorde une confiance des partenaires. Nous avons notamment pu organiser à Singapour en 2009 la seule école d'été des Houches à l'étranger, en collaboration entre le CQT, NTU et la prestigieuse école de physique Les Houches.
Dans la continuité de ces workshops, lorsque des projets de recherche communs entre laboratoires sont identifiés, des déplacements et visites sont nécessaires pour fixer le détail des collaborations. C'est dans ce cadre que« MERLION Project » apporte son aide et c'est parfaitement approprié.
Enfin, « MERLION Ph.D » est un programme extrêmement intéressant, parce que le partage d'un étudiant en thèse, pendant 3 ans, offre le moyen idéal de « solidifier » la collaboration initiée. Ce programme, destiné aux étudiants de thèse singapouriens désireux de compléter leur formation dans un laboratoire d'excellence français, propose des conditions d'accueil favorables en leur offrant une aide au logement lors de leur séjour en France et un billet d'avion par an. Compte tenu des frais entre la France et Singapour, un tel support serait très difficile pour nous, pour ne pas dire impossible, sans un MERLION PhD.
En l'espace de dix ans, depuis la création du programme en 2006, vous avez bénéficié de sept financements MERLION (2 workshops, 2 projets et 3 Ph.D), ce qui est remarquable, comment l'expliquez-vous ?
- Je ne sais pas si je peux l'expliquer, mais je dirais en premier lieu que le taux d'acceptation des demandes est très élevé (il est de 25%), ce qui montre que l'outil est bien géré et efficace. Ensuite, il me semble que les objectifs et les critères de sélection annoncés sont clairs. Nous portons une attention particulière et un soin minutieux dans la constitution de nos dossiers de candidature, afin qu'ils soient sélectionnés malgré la concurrence forte des autres laboratoires !
Je pense aussi que les projets que nous avons présentés étaient en adéquation avec les objectifs du programme MERLION, qui sont de développer les échanges scientifiques et technologiques d'excellence entre les laboratoires de recherche des deux communautés scientifiques, en favorisant les nouvelles coopérations. C'est ce que nous avons cherché à faire lors de ces dix dernières années, et que nous continuerons encore à faire dans le futur, car c'est la clef de la réussite de projets ambitieux en recherche fondamentale. Depuis notre premier MERLION en 2007, nous avons à notre actif une vingtaine de publications dans diverses revues scientifiques, qui sont directement issues des collaborations MERLION que nous avons eues; ce qui est significatif et montre notre ambition et notre valeur.
Parlons du futur justement. Quels sont les programmes MERLION en cours ou à venir prochainement, et quels sont vos projets pour l'avenir ?
- Mon étudiant en thèse au CQT, Sanjib Ghosh, est titulaire d'un MERLION PhD depuis 2013. Il est actuellement, depuis mars et jusqu'en juillet prochain, avec son superviseur français partenaire, Dominique Delande, au sein du laboratoire Kastler-Brossel. Sanjib travaille sur le transport quantique et la localisation d'Anderson. Cette collaboration a déjà produit deux publications dans des journaux scientifiques à haut facteur d'impact et nous sommes en train d'en préparer une troisième. Sanjib va soutenir une très bonne thèse. C'est un exemple parfait de collaboration réussie et de l'excellence scientifique que le programme MERLION PhD aide efficacement à produire.
Nous avons aussi un Workshop MERLION prévu pour le mois de novembre 2016. Il s'agit d'une conférence d'une semaine à Singapour, organisée par MajuLab et le CQT, en collaboration avec l'Université de Grenoble et Thalès, et avec la participation en local de NUS, SUTD et NTU, sur le thème des technologies quantiques. Notre conférence est un écho parfait du « manifeste quantique »[7] qui appelle l'Union Européenne à un investissement important dans les technologies quantiques, lesquelles, dans un futur proche, auront un impact profond au niveau de la recherche aussi bien fondamentale qu'appliquée. Nous prévoyons aussi d'organiser, en marge de la conférence, des visites institutionnelles. Une preuve que la diplomatie scientifique est toujours présente pour soutenir et développer les collaborations scientifiques.
Enfin, il me faut songer au renouvellement de MajuLab fin 2017. Nous commençons dès à présent à mettre en place d'autres initiatives et projets de recherches, dans differents domaines tels que la chimie des surfaces, ou les nanosciences et nanotechnologies. La qualité et l'excellence scientifiques françaises sont des atouts fondamentaux dans cette recherche de partenariats. Jusqu'à présent cela nous a réussi et je ne peux que me féliciter du soutien, dans la durée, du CNRS et de celui du service scientifique de l'Ambassade, et de nos liens fructueux avec nos laboratoires partenaires, en France et à Singapour.
Propos recueillis par Cécile BROSOLO (www.lepetitjournal.com/singapour), lundi 11 avril 2016
[1] Le NSTB (National Science and Technology Board) a été créé en 1991 ; il est devenu A*STAR (Agency for Science Technology And Research) en 2002.
[2] Les Research Centers of Excellence (RCEs) ont été créés et sont cofinancés par la National Research Foundation (NRF) et le Ministry of Education (MOE). Ils sont au nombre de 5, et leur mise en place a été extrêmement sélective. Ces structures ont pour vocation d'attirer et retenir des chercheurs universitaires de renommée internationale afin de conduire des projets de recherche de très haut niveau et ayant un impact fort à Singapour et à l'international. En parallèle, un autre objectif vise à amener les étudiants Singapouriens à orienter leur carrière vers la recherche.
[3] Bernard Luciani, Directeur Central de la Sécurité du CNES et Fonctionnaire de Sécurité de Défense, était alors, de 2002 à 2006, Conseiller de Coopération et d'Action Culturelle à l'Ambassade de France à Singapour.
[4] Par le Pr. Berthold-Georg Englert, actuel directeur-adjoint de MajuLab.
[5] Le French Double Degree Program (FDDP) offre la possibilité aux étudiants de faire une partie de leurs études en France dans l'une des Grandes Ecoles qui participent au programme, et une partie à Singapour à NUS, et de bénéficier d'un double diplôme : http://www.fddp.nus.edu.sg/.
[6] Le Partenariat Hubert Curien (PHC) MERLION est le programme de coopération scientifique franco-singapourien, piloté par le service scientifique de l'Ambassade de France à Singapour.
[7] http://qurope.eu/manifesto