A Singapour, dans le cadre du festival vOilah! 2020 et de l'exposition de l'artiste Marie-Hélène Le Ny Infinités Plurielles, qui met en lumière les figures féminines importantes du domaine scientifique, une conférence en ligne a été organisée pour recueillir le témoignage de femmes scientifiques. Lepetitjournal.com est allé à la rencontre de l’une d’entre elles, Claudie Haigneré, première astronaute française et européenne.
Quelle a été votre plus grosse surprise lorsque vous vous êtes lancée dans l'aventure spatiale ? Est-ce que vous seriez prête à y retourner ?
L’aventure spatiale était pour moi un rêve d’enfant, né avec le premier pas de l’Homme sur la Lune en juillet 1969. Le bonheur a été de faire de mon rêve, mon métier : d’abord astronaute scientifique professionnel (grâce au CNES, Centre National d’Etudes Spatiales en France), puis grâce aux entraînements successifs en Russie et à plusieurs missions de mener une carrière passionnante : astronaute scientifique, astronaute ingénieur, responsable de politique spatiale en agence spatiale et au Gouvernement, concepteur de projets d’exploration habitée sur la Lune au sein de ESA (Agence Spatiale Européenne). Cette aventure est devenue ma vie, mon milieu, ma famille. Aujourd'hui après avoir eu le privilège de voler deux fois, je prépare, au sol, les missions pour la jeune génération d’astronautes européens. Bien sûr, si on me demandait de participer à une mission lunaire, je dirais OUI immédiatement, mais cela n’arrivera pas, et je n’en suis pas amère. Si je peux inspirer par l’exemple, la transmission et l’engagement, c’est mon bonheur.
Médecin, docteur en neurosciences, astronaute, ministre, présidente d'Universcience et actuellement ambassadrice et conseillère auprès du directeur de l'Agence Spatiale Européenne, vous avez une carrière extrêmement riche et variée. Quel a été le domaine où vous avez rencontré le plus de challenges ? Celui qui vous a apporté le plus de plaisir ?
Parmi mes divers métiers, l’aventure spatiale pour la préparation et la réalisation de mes deux missions à bord de stations spatiales, est celle qui est la plus “extra---terrestre”, “extra---ordinaire”. Les challenges y sont nombreux et complexes, mais l’entraînement est long, rigoureux, vous travaillez en confiance avec les équipes au sol et avec votre équipage. Vous êtes confiant, vous êtes prêt, vous maîtrisez les risques. Ce n’est pas toujours le cas lorsque vous endossez des responsabilités politiques ou que vous dirigez un grand établissement public culturel.
Les sensations du corps libre en apesanteur, l’intérêt du travail scientifique unique dans ce laboratoire en microgravité, la coopération internationale et bien sûr la vue sublime de la Planète Terre par le hublot de la station spatiale, font de cette aventure humaine une aventure fascinante dont je reste toujours émerveillée. Mais les multiples facettes de ma vie ont toutes été des sources de découverte et d’accomplissement.
Cette année, en raison de la crise sanitaire, les grandes écoles françaises ont dû modifier leur méthode de sélection notamment en supprimant l'oral ou en effectuant une sélection sur dossier. Le résultat étant une significative diversité de genre mais également sociale et géographique. Pensez-vous que la sélection traditionnelle par concours écrits et oraux explique en partie la faible représentation des femmes en études supérieures scientifiques ?
Les constats liés aux modifications des concours de sélection pour l’entrée dans les grandes écoles françaises ne sont pas univoques. Je n’en tire pas de conclusions définitives. Il est clair qu’il y a un écart important entre jeunes filles et jeunes garçons dans leur orientation professionnelle vers des filières scientifiques ou d’ingénierie, alors que les résultats au baccalauréat sont meilleurs pour les filles, même dans les filières scientifiques. Il persiste dans l’éducation (et pas seulement à l’école) des stéréotypes, des clichés, une méconnaissance de la réalité des métiers de chercheurs ou ingénieurs, et une moindre confiance dans leur capacité à réussir pour les jeunes filles (peut être par un niveau d’exigence supérieur ou pour une moindre estime de soi). C’est la première étape où il faut agir : ouvrir les possibles pour faire librement ses choix d’orientation. Ensuite arrivent d’autres étapes : les processus de sélection avec des jurys pas toujours équilibrés du point de vue de la diversité, le maintien en activité professionnelle en faisant face aux contraintes familiales, la difficulté de reconnaissance des talents féminins et leur difficulté à franchir le fameux “plafond de verre”. Nous devons tous, hommes et femmes, être mobilisés pour faire progresser cette diversité dans le travail et retenir que la recherche et le futur a besoin de tous les talents. La science a besoin des femmes et les femmes ont besoin de la science.
Vous parlez de la difficulté pour les femmes d'équilibrer vie privée et vie professionnelle dans le milieu scientifique. Quels sont pour vous les indispensables pour y tendre ?
Il est déjà plus facile de se sentir bien dans son travail quand on y est reconnu, apprécié, écouté, que l’on soit homme ou femme. Nous savons toutes que la parole féminine est plus souvent mise en doute, même si elle est experte ; la légitimité est à obtenir par l’affirmation pas par le retrait. Il existe des contraintes venant du laboratoire ou de l’entreprise (pratiques discriminatoires ou insatisfaisante organisation du temps de travail), mais il existe aussi des freins personnels plus fréquents chez les jeunes femmes : moindre tolérance à l’échec et aptitude au rebond, confiance en soi et audace à prendre l’initiative. Il faut bien sûr beaucoup de volontarisme pour faire évoluer cette situation non satisfaisante, mais cela doit se faire “avec” et pas “contre” nos collègues masculins. Il faut exercer cette vigilance avec détermination (mixité des jurys, charte de l’égalité, accession aux C-levels…). Il faut bien sûr conserver la différence dans la diversité, le propos n’est pas de masculiniser les femmes, cela n’a aucun sens. En revanche, les réseaux, le mentoring, le tutorat des plus jeunes sont d’excellents moyens de progresser, sans être suffisants. Les résultats positifs de la diversité commencent à faire l’objet d’études sérieuses, tant sur le plan de la qualité de la recherche que sur le plan économique de gain de valeur.
En œuvrant hommes et femmes ensemble pour faire évoluer l’environnement de travail et la culture du laboratoire ou de l’entreprise, c’est ensemble que nous serons plus heureux et plus efficaces au travail : réunions pas trop tardives, possibilité de trouver des aides concernant les enfants, flexibilité dans les carrières et dans temps de travail… La jeune génération masculine évolue de nos jours et souhaite aussi trouver cet équilibre pour s’épanouir pleinement. Nous y gagnerons tous en qualité de vie. Cela concerne tous les métiers, pas seulement les carrières scientifiques.
Que pensez-vous de l'éducation via la vulgarisation ? Des chaines en ligne telles que Scilabus, Zeste de Science, Science de Comptoir ou blogs BD tels Lavventura ou Tu mourras moins bête permettent actuellement un accès à la science plus facile tout en présentant un contenu rigoureux. C'est également l'opportunité de proposer des réflexions interdisciplinaires comme fait sur la chaine Le Vortex.
Très clairement, je pense que nous devons utiliser de façon optimale tous les médias pour réconcilier les sciences et la culture. La culture scientifique est un essentiel pour notre 21ème siècle : être curieux et refuser de subir les boîtes noires inaccessibles, entrer dans un débat constructif sur des sujets majeurs d’éthique ou de choix de civilisation, développer son esprit critique pour ne pas se faire piéger par “fake news” et désinformation de tous ordre, exercer sa curiosité, et son libre arbitre, cultiver sa capacité d'émerveillement et de questionnement, savoir affronter la complexité et l’incertitude, et pratiquer l’”hygiène” numérique en entrant dans un cyberespace ou monde digital bien tentant mais potentiellement dangereux si l’on n’y prend pas garde.. L’école et ses fantastiques enseignants ne peuvent pas se démultiplier. Il faut savoir utiliser les nouvelles technologies, les nouveaux récits, les formes ludo-sérieuses, l’interdisciplinarité, la présentation des enjeux globaux, les réflexions et actions citoyennes, l’augmentation de notre réalité par des informations virtuelles. Il faut pratiquer la méthode scientifique, il faut se laisser surprendre par de nouvelles entrées en science, ce que font merveilleusement les musées/centres de science comme celui de Singapour, il faut retisser les liens avec la culture, les arts et les humanités. Il faut apprendre, toujours, et s’en réjouir, y trouver du plaisir. Il faut apprendre à apprendre, toujours, et le faire avec méthode pour ouvrir avec confiance tous les possibles. Evidemment cela impose que les propositions faites aux apprenants de tous types et de tous âges, soient rigoureuses, validées. Cela n’empêche nullement la créativité et l’innovation. Elles sont au contraire bienvenues. Nous devons tous être des éducateurs responsables. Notre avenir se joue dans l'Éducation… Il se joue aussi dans les imaginaires, qui nous donneront envie de relever les yeux de l'horizon de notre quotidien, pour être des « créateurs » de solutions et pas seulement se lamenter des problèmes à surmonter. Et je sais que les petites filles et jeunes filles ont une très riche imagination pour créer ces futurs.
Quels prochains challenges scientifiques suivez-vous attentivement ?
Je travaille activement au “retour” d’équipages sur la Lune (avec des femmes cette fois,..) (au sein de ESA Agence Spatiale Européenne) pour apprendre à y vivre et y travailler. Au-delà de la recherche scientifique et de la performance technologique pour vivre en milieu hostile, contraint et aux ressources limitées, c’est un lieu d’expérimentation incroyable pour se donner les moyens de poursuivre nos objectifs d’Exploration (les missions martiennes habitées demandent encore beaucoup de recherche pour qu’elles puissent avoir lieu en sécurité) , pour repousser les limites de la connaissance, pour casser les frontières des savoirs, des territoires et des cultures, pour grignoter l’ignorance et réduire les doutes, pour découvrir de nouveaux territoires (tant intellectuels que physiques), pour mieux préserver notre planète Terre si belle et vulnérable. Garder en tête cet “Objectif Lune”, c’est aussi une façon de réfléchir à notre Humanité pour qu’elle coopère de façon pacifique et solidaire pour sa survie et son élévation. Comme l’a joliment écrit Oscar Wilde : “Il faut toujours viser la Lune car même en cas d’échec on tombe dans les étoiles”.
Allez les filles ! Osez la Science et osez être Vous.
La conférence Infinités Plurielles est accessible sur Facebook.