Comment Singapour a-t-elle réussi, dans le domaine de la mobilité, à digérer sa croissance économique et l’augmentation de ses habitants ? François Vienne, jeune urbaniste français, arrivé en 2014 dans la cité-Etat, observe la rénovation et la création des villes nouvelles aux Philippines, en Chine, en Indonésie, au Vietnam et en Thaïlande. Pour lui, la réussite du modèle singapourien, dans le domaine de la mobilité, s’explique par la puissance publique et son contrôle sur les sols.
Vous intervenez en tant que consultant dans de nombreux projets en Asie, notamment dans la construction de villes nouvelles. Même si les villes ne sont pas comparables, y-a-t-il une manière spécifiquement asiatique de concevoir la ville et la mobilité ?
François Vienne : La première constatation qui s’impose est que l’Asie du Sud-Est est dans une dynamique de croissance alors que l’Europe est davantage dans une logique de ralentissement. Cette différence structure les questions de mobilité au sein des villes. Dans cette région du monde, les éléments se construisent alors que dans nos pays européens, cela a tendance plutôt à se « refaire ». La société de l’automobile a déjà traversé le XXème siècle en Occident, il y a d’ailleurs eu un essoufflement au début des années 2000. Alors qu’ici, des villes et des industries nouvelles se créent entièrement. Bien entendu, les villes asiatiques ne sont pas semblables. Singapour fait partie, comme Tokyo et Shanghai, des villes les plus avancées qui mettent à profit les nouvelles technologies pour créer et penser de nouveaux projets dans le cadre de « Smart City ». La voiture individuelle et le frigidaire ont constitué une grande rupture pour les villes au XXème siècle. Dans les années 1990, l’arrivée du téléphone portable a initié, notamment avec le co-working, un retour vers le centre. Il est en train de casser le rapport à la distance.
Les nouvelles technologies ont donc contribué à une amélioration de la mobilité ?
Je ne sais pas si l’apport des nouvelles technologies contribue à une amélioration de la mobilité, en tous cas, cela implique une transformation. La fin des années 70 marque la fin des villes modernes pensées par des urbanistes tels que Le Corbusier ou d’autres. Les technologies cassent résolument ces modèles. Partout dans le monde, on assiste à une modification du rapport à la voiture, et plus généralement à la propriété privée, ce qui implique, notamment, un nouveau rapport aux services pour les habitants. En fait, la mobilité qui se concevait comme un capital individuel se transforme en un capital d’accès aux services. Cette transformation est mondiale. Et cela change tout.
Et, plus spécifiquement, par rapport à Singapour ?
À Singapour, des éléments socio-culturels sont à prendre en considération quand on croise de grosses cylindrées. Mais, la possession d’une voiture oscille entre 15 % et 20 % dans la cité-Etat. C’est peu. À travers plusieurs mesures clairement inscrites dans la politique du LTA, le gouvernement singapourien essaie de limiter la possession d’un véhicule individuel. Cette politique s’explique par des raisons écologiques mais aussi économiques. Singapour, qui ne fait que 700 km2, a un rapport pragmatique à son territoire. Elle accueille de ce fait toutes les solutions technologiques qui lui sont apportées comme Grab, les bus et les voitures autonomes, etc. À Singapour, il y a également un très bon rapport des habitants aux services publics de transport, particulièrement les bus : 45 % des Singapouriens les utilisent. Cette efficacité du réseau de transport est aussi à comprendre à plus grande échelle. Certes, il y a la qualité des infrastructures mais cette réussite de la mobilité à Singapour s’explique par la puissance publique et le contrôle qu’elle exerce sur le sol.
En quoi ce contrôle sur le sol a-t-il permis à Singapour de maitriser et de réussir la mobilité urbaine ?
Singapour est une des villes les plus fortes au monde concernant le Transit Oriented Development - le TOD. Même s’il y a un système de free lease ici, le sol appartient toujours au gouvernement. Le fait qu’il contrôle le sol lui donne la capacité de concevoir et de mettre en place des projets de mixité des usages autour des stations de métro. Ces projets urbains mélangent donc de l’habitat avec des zones d’emplois. Pour l’urbaniste que je suis, la mobilité dans une ville n’est pas incarnée par les différents moyens de transport, mais bien par le rapport habitants/emplois. Singapour, après avoir créé des transports efficaces pour rapprocher les habitants de leurs emplois, a créé des zones de mixité : logements, emplois, loisirs, zones commerciales, écoles. Dès les années 1990, il y a eu des projets urbains tels que One North, Punggol, Jurong Lake district. Ces projets, considérés ici comme des villes nouvelles, sont également très connectés au reste des quartiers de Singapour. Et, puis les « espaces ouverts », les parcs, les jardins, à l’échelle de Singapour oscillent autour de 20 %. Ce qui est considérable pour une ville moderne. Mais ces nouveaux quartiers ne prennent pas instantanément. Il faut que de nouvelles dynamiques socio-économiques se mettent en place. Cela demande du temps. L’exemple de Punggol est assez significatif : 100 % du parc immobilier est construit alors que peut-être 10 % seulement est occupé. Le contrôle du sol est alors primordial. Pour son développement, Singapour ne dépend pas d’investisseurs privés qui agissent au coup par coup. Et, c’est la grande force de Singapour, le gouvernement contrôle à 100 % le ratio entre l’emploi, le nombre d’habitants et les entreprises qui s’installent. Il a le temps pour lui. Ce sont ces outils de planification maitrisés qui constituent vraiment la Smart City, la ville intelligente.
Ce modèle singapourien de ville pourrait-il inspirer les villes françaises, notamment le Grand Paris ?
La France est un pays très urbanisé et avec une histoire ancienne. Paris et ses alentours se sont construits au fil des siècles alors que Singapour, dans sa version contemporaine, a seulement un peu plus de 50 ans. Les deux histoires de ces villes ne sont pas comparables. Lee Kwan Yew s’est inspiré pour Singapour des modèles urbanistes européens du début du XXème siècle, notamment dans la conception de « Garden City ». Cela ne se résume pas à mettre des espaces verts et des arbres, mais cela implique de penser la relation entre le centre urbain et ses satellites. Cette relation de déconcentration du centre apparaît dans le concept plan dès 1965. C’était déjà une idée très mature de la ville. En s’inspirant des échecs européens, notamment de la relation ville/banlieues, et en maitrisant ses sols, Singapour a réussi son développement urbain. Dans son inspiration, Singapour est à la croisée entre l’Asie et l’Occident.
Article publié dans le dossier "Smart Mobility"
publié par lepetitjournal.com/singapour