Installé au Japon depuis 1995, Thierry Guthmann est enseignant titulaire à l’université publique de la préfecture de Mie, où il enseigne la culture comparée et la langue française depuis avril 2001. En 2024, il publie "La voie de la martialité", un livre dédié à l'aïkido. Merci à lui d'avoir accepté notre interview.


Né et ayant grandi en Alsace, Thierry Guthmann a poursuivi ses études à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Installé au Japon depuis 1995, il y a d’abord enseigné la langue française avant d’obtenir, un an plus tard, une bourse d’étude du ministère de l’Éducation nationale japonais. Cette opportunité lui a permis de mener à bien des recherches de thèse sur les aspects politico-symboliques de l’ouverture du marché du riz japonais à la concurrence internationale. Il avait également publié "Précis de politique japonaise" en 2011.
Son nouveau livre, publié en mai 2024 chez Budo Éditions, n'est pas un livre de recherches, mais un essai critique sur l'aïkido contemporain, ainsi qu'une mise par écrit d'une approche originale de l'aïkido (celle de son maître).
Vous avez beaucoup écrit sur la politique japonaise, notamment sur l'identité japonaise et le nationalisme. D'où part votre envie d'écrire sur l'aïkido ?
M.Guthmann - J'ai commencé la pratique de l'aïkido, en France, à l'âge de 17 ans, et n'ai depuis plus jamais arrêté de monter sur les tatamis. En 2001, donc, je suis recruté comme enseignant par l'université de Mie. C'est là que je rencontre un maître d'aïkido qui va bouleverser mon approche de cet art martial.
Après l'avoir suivi pendant plus de vingt ans, j'ai eu envie de laisser une trace écrite de son enseignement. J'en ai également profité pour critiquer - de manière assez virulente - la manière dont l'aïkido est enseigné et pratiqué dans la majorité des dojos de la planète.
Pouvez-vous parler un peu de ce que l'on va trouver dans l'ouvrage ? À qui s'adresse-t-il ?
M.Guthmann - Le livre s'adresse plutôt à des personnes qui ont déjà une expérience de l'aïkido. En effet, comme il s'agit d'un ouvrage critique, il est souhaitable que le lecteur ait déjà une certaine connaissance de l'objet critiqué. Dans les premiers chapitres de l'ouvrage, j'explique ce qui - de mon point de vue - ne va pas dans l'aïkido contemporain, avant d'effectuer, dans une seconde partie, un exposé pratique détaillé (avec photos) d'un certain nombre de nouvelles pistes de travail.

Dans votre ouvrage, abordez-vous les différences entre la manière dont l’aïkido est enseigné au Japon et en Occident ? Quels impacts cela a-t-il sur la pratique et la perception de cet art martial ?
M.Guthmann - En fait, j'estime qu'il n'y a pas de différences essentielles entre la manière dont l'aïkido est enseigné au Japon et en Occident. Ma critique concerne le monde de l'aïkido en général. J'ai écrit le livre en français, car c'est ma langue maternelle. De mon point de vue, l'écrasante majorité des dojos de la planète se sont éloignés de l'aspect martial de l'aïkido, d'où le titre de mon ouvrage : "La voie de la martialité".
En fait, chez des personnes qui n'ont pas d'expérience des arts martiaux leur première impression, lorsqu'ils assistent à une démonstration d'aïkido, est souvent d'ordre esthétique : "C'est beau !" Or, c'est bien là que se situe le problème. L'aïkido est devenu une chorégraphie martiale : la complicité entre les partenaires se rapproche de celle qui existe dans un couple de danseurs. Beaucoup de pratiquants et d'enseignants d'aïkido ont oublié cette évidence lorsqu'il s'agit d' un art martial : il est nécessaire de veiller à toujours se mettre dans une situation de combat réel ; c'est-à-dire dans une relation sans compromission avec l'adversaire.
Le sumo est un sport japonais lié aux rituels religieux. En étudiant la pratique de l'aïkido, y avez-vous trouvé une dimension similaire ?
M.Guthmann - Je suis un grand amateur de sumo et suis donc ravi que vous me posiez cette question. Effectivement le sumo est lié à la religion et, aujourd'hui encore, il est pratiqué dans les sanctuaires shintô en tant que spectacle offert aux divinités. Les lutteurs eux-mêmes sont des incarnations symboliques de ces mêmes divinités, et l'aire où se déroule les combats présente une dimension sacrée (purifiée avec du sel ; interdiction aux femmes d'y pénétrer...).
Ceci étant dit, lorsqu'elles assistent à un combat de sumo il y a aujourd'hui peu de personnes, même au Japon, qui soient vraiment sensibles à ces dimensions religieuses. Il n'y a en fait certainement pas de grosses différences entre l'amateur de boxe et le spectateur de sumo.
Il en va de même pour l'aïkido au Japon aujourd'hui : les pratiquants sont généralement peu intéressés par les aspects spirituels de cet art martial (toute la philosophie quasi religieuse proposée par le fondateur de cet art martial). A l'inverse, en Occident, et en France en particulier, l'aspect spirituel de l'aïkido est souvent très prisé. Or, c'est justement cet aspect - du moins l'importance trop grande qu'on lui accorde - que je critique dans mon ouvrage.

Que cherche-t-on en transmettant ces pratiques aujourd’hui ?
L'enseignement de l'aïkido part-il d'une volonté de préservation d'un savoir-faire (comme pour l'artisanat), d'une volonté de transmission de valeurs morales ou philosophiques ?
M.Guthmann - Tout d'abord, pour ma part, il s'agit tout simplement de transmettre quelque chose que j'aime et qui occupe une bonne partie de ma vie. Puisque j'y prends du plaisir d'autres certainement y trouveront également des satisfactions.
Ensuite, effectivement, il s'agit de ne pas laisser perdre un savoir-faire, celui de mon maître en l'occurrence. Enfin, je pense que la pratique de l'aïkido permet de développer une meilleure relation à autrui, faite de yin et de yang ; c'est-à-dire une relation basée sur un savant équilibre entre conflit et harmonie.
Peut-on pratiquer une activité comme l'ikebana, la cérémonie du thé ou un art martial au Japon sans forcément y associer une quête spirituelle ou philosophique ?
Le lien entre une activité physique ou concrète et un chemin spirituel est-il une réalité profondément ancrée dans la culture japonaise, ou est-ce une interprétation propre à la vision occidentale ?
M.Guthmann - J'ai déjà répondu en partie à cette question. Après trente ans de vie au Japon, il ne me semble pas que le Japonais soit plus intéressé que l'Occidental par les aspects spirituels de l'existence. En fait, la foi dans la science et la technologie est extrêmement forte dans le Japon contemporain.
Ceci étant dit, comme vous l'écrivez, le lien entre une activité physique et un chemin spirituel est une notion profondément ancrée dans la culture japonaise traditionnelle. J'insiste d'ailleurs sur ce point dans mon livre : une pratique assidue d'un aïkido soucieux de réalisme martial peut permettre d'aboutir à une forme de sagesse et de sérénité.
Merci encore à M. Guthmann d'avoir pris le temps de répondre à nos questions. Vous pouvez retrouver son ouvrage sur le site de Kinokuniya.

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