Au Japon, les restaurateurs restent réticents à accepter les cheffes sushi derrière le comptoir, tout comme le monde du sumo refuse aux lutteuses de poser le pied sur le ring sacré, le dohyō, sous peine de « mettre en colère » les dieux shintō de cet art ancestral. Et pourtant, aujourd’hui, des femmes brisent les tabous du Japon éternel.


Une étoile à Paris, un défi au Japon
Chizuko Kimura est la première femme étoilée Michelin cheffe sushi à Paris depuis le 31 mars 2025. Cette distinction récompense son travail au restaurant Sushi Shunei, qu’elle a repris en 2022 après le décès de son mari, Shunei Kimura. Le restaurant a perdu son étoile après sa disparition mais Chizuko Kimura l’a récupérée, honorant ainsi la promesse faite à son époux de poursuivre son héritage.
Son succès à Paris prouve que l’excellence transcende les frontières et les genres, mais interroge le retard japonais.
Yuki Chizui a été la pionnière ouvrant un restaurant unique Nadeshiko Sushi situé dans le quartier d’Akihabara à Tokyo de 2010 à 2022. Elle a cherché à casser les préjugés sexistes qui persistent - les femmes ne peuvent pas être de bonnes cheffes sushi à cause de leurs mains prétendument trop chaudes ou de leur cycle menstruel affectant leur goût. Elle a imposé un style distinctif au restaurant : les cheffes portaient des kimonos colorés plutôt que les uniformes blancs traditionnels, et l’ambiance se voulait « fresh et kawaii » frais et mignon, en phase avec la culture pop d’Akihabara. Yuki Chizui a aussi créé une école, la Next Generation Sushi Association, pour former d’autres femmes au métier, espérant ainsi changer les mentalités.
Aujourd’hui, c’est au tour de Fumie Takeuchi d’être une cheffe sushi reconnue, spécialisée dans le style traditionnel Edo-mae, qui met l’accent sur les techniques classiques de préparation du sushi héritées de l’époque Edo (1603-1868). Son restaurant Sushi Take, situé dans le quartier de Ginza à Tokyo, est ouvert depuis 2014. Avant cela, elle s’est formée pendant plus de 15 ans sous la direction de Kunihiro Shimizu, maître sushi au célèbre restaurant Shimbashi Shimizu, connu pour son approche rigoureuse et son influence majeure.
Ces femmes cheffes se distinguent par leurs parcours dans un domaine traditionnellement dominé par les hommes tout comme les lutteuses amatrices de sumo, art martial ancestral, revendiquent leur place malgré l’héritage patriarcal.
Le sumo féminin : un autre tabou ébranlé
Le sumo possède une symbolique et une dimension religieuse uniques au Japon : à l’origine, il s’agissait d’une offrande aux divinités shintō, sous forme de prières pour la pluie ou pour de bonnes récoltes, etc. Fait méconnu, le sumo était à ses débuts une pratique mixte.
En effet, d’après les recherches de master de Chie Ikkai à l’université de Waseda, les premières traces de sumo femmes remontent à la même époque que celles des hommes, notamment dans les écrits du Nihon shoki, une des plus anciennes sources officielles écrites sur l’histoire du Japon, achevée en 720. Elles s’affrontaient déjà en championnat durant l’époque Edo (1603-1868). extrait article Pus vite, plus haut, plus fortes par Johann Fleuri, Magazine Tempura Automne 2023 N°15 Osaka
Depuis, Meiji (1868-1912) le sumo féminin est interdit professionnellement, car l’anneau du combat dohyo est considéré comme sacré et « impur » pour les femmes selon les croyances shintō sur la menstruation. Toutefois, le premier tournoi du « nouveau sumo » a eu lieu à Osaka en 1996 avec la Fédération du sumo féminin. Aujourd’hui, il connait un essor récent et une visibilité croissants : compétitions locales, championnats universitaires féminins…
Une figure notable dans le monde du sumo féminin amateur reste la championne Hiyori Kon, née en août 1997 à Ajigasawa, dans la préfecture d'Aomori. Elle est reconnue pour son talent exceptionnel et son engagement à promouvoir l'égalité des genres dans ce sport traditionnel. Son parcours a été mis en lumière dans le documentaire Netflix Little Miss Sumo (2019), réalisé par Matt Kay, qui suit sa quête pour changer les règles du sumo et ouvrir la voie aux femmes.
Grâce à ces femmes qui surmontent les obstacles des mentalités et préjugés – sexisme, horaires épuisants, rejet par certains clients traditionalistes –, le Japon se réinvente. En cheffes de sushi comme en lutteuses de sumo, elles redéfinissent ces arts, les rendant plus inclusifs et rappelant leur esprit originel : populaire, vivant, adaptable.
Les traditions ancestrales peuvent-elles alors évoluer sans perdre leur âme ?
Pour en savoir plus :
Sur le sushi :
Consulter mes articles sur japontheway.com :
Et le podcast France Culture :
Sur le sumo :
- Documentaire sur Netflix : Little Miss Sumo avec Hiyori Kon
- Documentaire sur arte.tv : Japon, le poids des traditions
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