C’est une success-story de moins en moins surprenante : Uketsu, auteur et YouTubeur japonais spécialisé dans l’horreur, a su transformer son travail de vidéaste en ligne en un véritable phénomène littéraire. Avec son livre “Strange Pictures” (images étranges), il a conquis des millions de lecteurs au Japon, et compte bien étendre ce succès au reste du monde. Ses livres, progressivement traduits en français, sont une occasion de découvrir une nouvelle facette de l’horreur japonaise, revisitée par une plume audacieuse et sincère.


Des "romans comme des mangas" : un pont entre deux univers
Uketsu, c’est 3 millions de livres vendus au Japon depuis 2021 et une chaine YouTube qui compte plus de 1.7 millions d’abonnés.
Lors d’une conférence au FCCJ, le créateur a expliqué les raisons de cet impressionnant succès. Pour remédier au déclin de l’industrie de l’édition auprès des jeunes générations japonaises, Uketsu a imaginé un format papier innovant, à mi-chemin entre le manga et le roman.Contrairement aux livres japonais traditionnels, très denses, ses ouvrages adoptent un style visuel proche de celui des bandes dessinées, qu’il affectionne.
On y trouve de très nombreuses pages illustrées de schémas, de plans et d’images qui captent l’attention. Cette présentation soignée et réfléchie offre au lecteur une expérience de lecture immersive.

« Je voulais que mes lecteurs aient un objet tangible entre les mains, un livre dont la mise en page raconte autant que le texte », confie-t-il. En effet, Uketsu prend garde à ce qu’illustrations et textes se répondent de manière fluide. Ce format audacieux a attiré une audience jeune et rebutée par la lecture.
Le genre de l’horreur, souvent sous-estimé ou perçu comme mineur que cela soit en littérature ou au cinéma, offre pourtant aux créateurs une formidable opportunité d’explorer des formats innovants et inattendus (au même titre que la science-fiction). On peut penser par exemple au labyrinthe textuel de La Maison des feuilles, premier roman de Mark Z. Danielewski, réédité en 2023.
Le mal être des nouvelles générations
L’horreur japonaise n’est pas inconnue en Occident. Appelée J-Horror, la vague d’œuvres littéraires et cinématographiques horrifiques des années 2000 s’illustrait par son exploration approfondie de la psychologie humaine et sa capacité à instaurer un profond sentiment de malaise. Elle transposait alors les mythes de fantômes et de yôkai classiques sur des supports modernes : télévision, cassettes vidéos, pages internet. (Ringu, Kaïro, etc.)
Uketsu, lui, définit ses récits comme des "quiet creepy stories" (des histoires effrayantes, mais tranquilles/calmes ?). Le but est d'instiller un malaise subtil et persistant, qui met en valeur l’inquiétante étrangeté du quotidien. « Les jeunes ne s’intéressent plus aux fantômes et aux démons traditionnels. Ce qu’ils veulent, ce sont des histoires qui reflètent leur propre tristesse et leur mal-être », explique-t-il.
À travers des intrigues mêlant peur et mélancolie, Uketsu touche une corde sensible, entre introspection et fascination pour le surnaturel. Celles-ci reflètent un sentiment de solitude, accentué par le confinement des années Covid et par une surexposition aux réseaux sociaux. Une ambiance qui imprègne également l’horreur occidentale de la génération Z, que ce soit à travers des jeux vidéo comme Lethal Company ou le phénomène des espaces liminaires popularisé par les mythes d’internet.
Qui est Uketsu ?
Le passé de rédacteur web d’Uketsu peut sans doute expliquer sa compréhension des attentes d’un public jeune, habitué à une écriture concise et copywritée comme on la trouve partout sur internet. Un style d’écriture qui a également joué un rôle clé dans le succès de sa chaîne YouTube, où il explore le genre horrifique à travers divers formats : des courts-métrages, des analyses, des chansons et des bandes-annonces percutantes destinées à promouvoir ses œuvres.

« Je ne suis pas seulement écrivain, je suis aussi un performeur et un promoteur », dit-il. Cette stratégie cross média lui a permis de bâtir une communauté fidèle et d’assurer le succès commercial de ses œuvres. Écrivain, dessinateur, compositeur. Uketsu est un artiste complet, qui n’a pas peur de sortir de sa zone de confort.
Sous sa combinaison noire et son masque blanc, armé d’un modificateur de voix, le créateur protège son identité. Un choix que font régulièrement auteurs de manga et autres artistes japonais (comme l’auteur du manga Death Note par exemple).
Cette décision a permis à Uketsu de concevoir un personnage abouti. L’artiste/auteur s’efface entièrement pour laisser place à un fantasme. Un bon moyen pour le public de plonger pleinement dans son univers, sans distraction. Quelle que soit la raison de cette pudeur, c’est un coup de maitre. Uketsu a d’ailleurs révélé que l’ajout de sa photo sur ses livres avait permis à l’éditeur d’en augmenter les ventes de manière significative.

Plutôt que de la terreur, se dégage de la créature humanoïde une impression de douceur et, selon certains de ses fans “un aspect mignon dans l’étrangeté”.
Un succès appelé à voyager
La sortie de ses livres en diverses langues (anglais, français, espagnol, etc.) marque une étape clé pour Uketsu. Certains s’interrogent sur la difficulté de transposer à l’étranger certains codes culturels choisis par l’artiste, tels que son costume inspiré des kuroko, ces hommes vêtus de noir dans le théâtre kabuki, ou encore son nom composé de kanjis signifiant « pluie » et « trou », volontairement dépourvu de lien logique.
« Comment transmettre mon univers sans le dénaturer ? C’est le défi que je veux relever », affirme-t-il.
Cette peur d’une incompréhension culturelle a-t-elle vraiment un sens quand on voit le succès de l’horreur made in Japan dans des pays comme la France ?
Junji Ito, maître incontesté de la bande dessinée horrifique, a vu ses œuvres complètes rééditées et adaptées en anime sur Netflix ces dernières années (son œuvre Uzumaki est arrivée sur la plateforme en décembre 2024).
Invité d’honneur du 50e Festival d’Angoulême, il y a également reçu le prestigieux Fauve d’honneur et a été chargé de redessiner son emblématique mascotte pour l’édition 2025.

© Capture d’écran Facebook – Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême
Entre influences japonaises comme Edogawa Ranpo et inspirations occidentales, telles que les Beatles ou les Rolling Stones, Uketsu s’est construit un univers unique, où l’esthétique et le narratif se mêlent pour créer une expérience complète. Être associé à l’image du "Japon" peut certes servir de levier marketing, mais il serait réducteur de limiter l’auteur à cette seule étiquette.
Pour vous faire votre propre avis sur le travail d’Uketsu, découvrez sa chaine YouTube japonaise. Vous pouvez aussi dès à présent lire “Strange Pictures” en français.

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