Début février, certaines régions du Japon ont été « meringuées » par des chutes de neige record. Sous son manteau blanc, les complaintes des citadins se sont muées en murmures feutrés. Dans la culture japonaise, la neige, yuki, est bien plus qu’un phénomène météorologique : elle est symbole, source d’esthétique et mot poétique.


Depuis des millénaires, elle est associée à la philosophie du wabi-sabi (l'appréciation de la beauté de l'imperfection et de l’évanescence), à la pureté et à la mélancolie. De ce fait, elle fascine et inspire la poésie, la littérature, les arts et les traditions.
Qu’est-ce que la neige ?
Selon l’écrivain français, Maxence Fermine, la neige possède cinq caractéristiques principales :
Elle est blanche. C’est donc une poésie. Une poésie d’une grand pureté.
Elle fige la nature et la protège. C’est dont une peinture. La plus délicate peinture de l’hiver.Elle se transforme continuellement. C’est donc une calligraphie. Il y a dix mille manières d’écrire le mot neige.
Elle est une surface glissante. C’est donc une danse. Sur la neige, tout homme peut se croire funambule.
Elle se change en eau. Elle est donc une musique. Au printemps, elle change les rivières et les torrents en symphonies de notes blanches.
extrait "Neige", édition Points

Neige & poésie
La neige est bien plus qu’un simple mot ! Traduisons « neige » à l’aide de ce dictionnaire japonais en ligne : nous découvrirons pas moins de 60 termes pour l’évoquer. De quoi s’émerveiller devant la richesse infinie de la langue japonaise.
La neige compte parmi 5 000 kigo, ces mots de saison utilisés dans les recueils de thèmes saisonniers sajiki pour célébrer la nature, que ce soit à travers le waka (poème de 31 syllabes) ou le haïku (poème court en 5-7-5 syllabes).
Le moine Matsuo Bashō (1644-1694) a élevé le haïku à son plus haut niveau, devenant un maître incontesté de cet art subtil..
Si le coeur t’en dit
allons jouir de la neige
jusqu’à nous y rouler
Neige & littérature
Autant pour le shintō que le bouddhisme, la neige symbolise la pureté, la connexion avec le divin, l’impermanence et le renouveau.
Dans son recueil "Kaidan", consacré aux contes et légendes de fantômes, Lafcadio Hearn nous fait découvrir l’histoire de Yuki-Onna, l’esprit de la femme des neiges.

Profondément ancré dans le folklore japonais, ce conte puise ses racines dans une combinaison de croyances shintoïstes et bouddhistes. En tant que yōkai, âme errante ou fantôme en quête de vengeance, Yuki-Onna est liée aux traditions bouddhistes. Cependant, la neige et les éléments naturels qui l’entourent, notamment la montagne et la vénération des esprits de la nature kami, lui confèrent une dimension shintoïste.
Par ailleurs, le roman le plus emblématique sur la neige est "Pays de neige" de Yasunari Kawabata, une œuvre qui a contribué à l’attribution du Prix Nobel de littérature à son auteur en 1968.

Neige & arts
Dès l’époque Heian (794-1185), le paysage s’est imposé dans la peinture religieuse. Par la suite, et jusqu’à l’ère Edo (1603-1868), la nature a dominé avec ses formes et ses modèles, s’affranchissant progressivement des thèmes religieux. La neige a fini par envahir les estampes ukiyo-e de Hiroshige, Hokusai,…, ainsi que bien d'autres formes d’art.
Les nuances et les motifs de chaque saison se retrouvent sur la vaisselle, les rouleaux peints, les détails architecturaux et les tissus, ainsi que les menus. On y inclut également des teintes liées à la saison, le bleu lumineux du ciel, le gris foncé d’un temps de pluie, le gris pâle du brouillard ou le blanc glacé d’un jour d’hiver. Ryokan, éditions Könemann
D’autre part, pour les théâtre nō et kabuki, la neige et les atmosphères hivernales jouent un rôle essentiel, notamment à travers les costumes, les ambiance visuelles et la symbolique.

Neige & traditions
Le Japon est le pays du majestueux Mont Fuji, couronné de neiges éternelles. Il règne en maître sur les cimes et collines aux forêts enchantées, qui, en hiver, se parent d’un blanc immaculé.
La neige est restée
sur une cime une seule
là où prend fin le pays
Masaoka Shiki (1867-1902)
Les paysages enneigés de régions comme Hokkaidō et Shirakawa-go, ainsi que leurs Festivals de la Neige Yuki Matsuri, font la fierté des Japonais. Le plus impressionnant est celui de Sapporo, où des sculptures géantes allient art éphémère et célébration hivernale.

Les flocons de neige yukibana précèdent la chute délicate des pétales hanabira des cerisiers sakura. La nature se déploie dans un cycle éternel de renouveau, où chaque saison devient une invitation à la fête.
La neige est une source de contemplation et d’inspiration inépuisable, un symbole de fugacité et une passerelle entre les croyances, les arts et la poésie. De la délicatesse du haïku à la profondeur du folklore, en passant par la finesse des estampes et la grandeur des festivals hivernaux, elle incarne à la fois la pureté, la mélancolie et le renouveau. Enveloppée de mystère et de spiritualité, la neige continue d’habiter l’imaginaire japonais, nous rappelant, à chaque flocon, la grâce du monde qui nous entoure.
Image de couverture : Hiroshige, Neige de nuit Yoru no yuki, Cinquante-trois relais du Tôkaidô » (Tôkaidô gojûsan tsugi), 15e relais Kambara
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