Édition internationale

Yasmina Khadra : “En Espagne, je savoure la sérénité comme nulle part ailleurs”

Écrivain francophone le plus traduit dans le monde, Yasmina Khadra est une figure incontournable de la littérature contemporaine. Dans ses livres, il explore les grandes questions de notre époque à travers des récits qui traversent les frontières et élèvent les consciences. De passage à Valencia, il nous livre son regard sur le monde, l'écriture et les mots, qu’il sculpte inlassablement, tels des éclats de vérité arrachés à la nuit.

Yasmina KhadraYasmina Khadra
Photo : Yu-Jin Albrecht
Écrit par Paul Pierroux-Taranto
Publié le 4 mars 2025, mis à jour le 6 mars 2025

 

Le livre nous sauve de bien des dérives et des déroutes. Pour moi, c'est le repère numéro un. Le repère le plus profond.

 

 

 


Votre venue à Valencia était très attendue, et pour l’occasion, vous avez choisi de parrainer les rencontres francophones TURIFIL, un rendez-vous littéraire annuel qui rassemble des écrivains venus de toute la Méditerranée. Pourquoi ce choix ? 

C’est toujours un bonheur pour moi d’être en Espagne. C’est sans doute le seul pays au monde où je me sens totalement apaisé. Il y règne une telle sérénité que je n’ose même pas écrire. Je préfère profiter pleinement de chaque instant. 

Concernant Valencia, je crois que c’est la cinquième ou sixième fois que j’y viens, et chaque visite est un plaisir. Tout se passe toujours admirablement bien. En tant qu’écrivain, je tiens à soutenir ces rencontres littéraires. Aujourd’hui, nous sommes sans cesse assaillis par les écrans, les réseaux sociaux, tout ce qui nous éloigne de nous-mêmes, tout ce qui nous “cheptelise” et nous conditionne d'une manière presque animale, pavlovienne. 

Le livre, lui, nous sauve de bien des dérives et des déroutes.  Pour moi, c'est le repère numéro un. Le repère le plus profond. C’est pour cela que j’encourage des initiatives de ce type. 

 

 

 

 

Yasmina Khadra avec le prix du Parlement des écrivains de la Méditerranée au centre culturel la Nau de l'université de Valencia.
Photo : Photo : Yu-Jin Albrecht. / Yasmina Khadra avec le prix du Parlement des écrivains de la Méditerranée au centre culturel la Nau de l'université de Valencia.

 

 

 


 


Vous venez de recevoir le prix Pepe Carvalho au festival BCNegra. Que représente cette distinction pour vous ? 


C’est un plaisir, bien sûr. D’autant que ce prix a été attribué à des auteurs que j’admire, des écrivains de grande qualité. Et puis, cela me donne le sentiment d’être moins seul. C’est une forme de reconnaissance, de voir qu’il y a des gens qui respectent votre travail, qui pensent à vous. Contrairement à la France, qui, depuis 2008, boycotte systématiquement mes livres à travers toutes ses institutions littéraires.

Enfin… Je me console en me disant que dès que je sors de France, l’accueil est complètement différent : en Allemagne, au Mexique, au Brésil, en Espagne, en Belgique… Là-bas, on me reçoit bien. Cela prouve que ce n'est pas parce qu'un territoire vous est hostile que toute la planète vous vomit. 

 

 

 

 

Moi, je n’appartiens à aucun réseau, aucun groupe d’influence. Mon seul camp, c’est mon lectorat.

 


 

 

 


Et pourtant, vous êtes l’écrivain francophone le plus traduit au monde… Comment expliquez-vous le manque de reconnaissance, voire le rejet dont vous semblez faire l’objet de la part des institutions littéraires en France ?

 

En effet, mes livres ont été traduits en 58 langues. Ignorance, mépris, disqualification… Appelez ça comme vous voulez. Mais ce n’est pas eux qui me méprisent, c’est moi qui les méprise. C’est un système de réseaux, de lobbies, qui décident ce qui est "bon" et ce qui ne l’est pas. Moi, je n’appartiens à aucun réseau, aucun groupe d’influence. Mon seul camp, c’est mon lectorat.

Je n’ai pas envie d’en parler longuement, parce que ce sont des histoires mesquines. Mais il faut tout de même le dire de temps en temps, pour que les gens sachent ce qu’il se passe réellement. Je ne me plains pas, je dénonce. Je n’ai pas à me plaindre de gens insignifiants, mais je refuse de me taire.

 

 

 

 

Remise du prix du Parlement des écrivains de la Méditerranée à Yasmina Khadra à l'université de Valence en Espagne.
Photo : Photo : Yu-Jin Albrecht. / Remise du prix du Parlement des écrivains de la Méditerranée à Yasmina Khadra à l'université de Valence en Espagne.


 

 


Parlons un peu de vos livres, et notamment de votre dernier-né, Cœur d’amande. J’ai vu que vous aviez déclaré dans une interview vouloir emmener le lecteur “là où il est possible d’aimer, de retrouver sa part d’humanité”. 

Tout à fait, parce que nous sommes en train de perdre notre humanité. Regardez autour de vous : des peuples sont massacrés, des génocides se déroulent sous nos yeux et pourtant, cela ne suscite plus aucune réaction. L’indifférence a pris le dessus, même face à notre propre malheur.

Nous vivons dans un monde où l’argent domine tout, où les valeurs, la conscience, la responsabilité s’effondrent. On voit des figures comme Trump décider du sort de nations entières, comme si tout leur appartenait. Et personne ne réagit. Toutes ces valeurs que l’Occident a tant vantées semblent s’être évaporées.

C’est pour cela que j’écris. Pour rappeler aux gens qu’il est plus simple de bien vivre que de se complaire dans la haine, la stigmatisation et la guerre. J’essaie d’éveiller les consciences, de leur faire comprendre la chance qu’ils ont d’être en vie. Car rien n’est plus précieux que la vie… mais leur vie n’est pas au-dessus de celle des autres.


 

 

 

Oui, la femme est supérieure à l’homme à tous les niveaux : par l’intelligence, par l’abnégation, par la responsabilité. 


 

 


Un protagoniste récurrent dans vos romans, ce sont les femmes. Leur place est-elle déterminante dans votre écriture, voire dans votre engagement d’écrivain ?


Ce n’est pas un engagement, c’est une reconnaissance. Dire que je m’engage pour défendre les droits des femmes sous-entendrait qu’elles ont besoin d’être soutenues par les hommes. Or, elles n’ont besoin de personne pour se défendre, elles savent très bien le faire elles-mêmes.

Moi, je ne fais que reconnaître leur supériorité sur l'humain, sur l'homme. Oui, la femme est supérieure à l’homme à tous les niveaux : par l’intelligence, par l’abnégation, par la responsabilité. Elle est le socle de tout dans ce monde. L’homme, lui, n’est qu’un outil. Un simple accessoire, à toutes fins utiles, de la femme.

 

 

 

Une salle comble et comblée !
Photo : Photo : Yu-Jin Albrecht. / Une salle comble et comblée !

 

 

 


En parlant des femmes, votre pseudonyme d’écrivain, Yasmina Khadra, vient des prénoms de votre épouse, si je ne me trompe pas ?

Oui, en effet, c’est un choix. Un choix fait dans des circonstances périlleuses. À l’époque, je menais la guerre contre les terroristes, convaincu que je n’en ressortirai pas vivant. J’ai alors décidé de rendre hommage à cette femme extraordinaire qui m’a suivi jusque dans l’enfer, sans jamais vaciller, sans jamais me laisser tomber. Prendre ses prénoms comme pseudonyme, c’était ma manière de saluer son courage et son amour.

Mais un pseudonyme ne change pas une identité. Je sais qui je suis : je suis Mohammed Moulessehoul. Ce n’est pas un nom de plume qui me réinvente ailleurs. Non, je me réinvente dans le courage, dans l’adversité, à travers mes textes. J’écris pour raconter l’homme sous toutes ses facettes, dans toutes les circonstances. Voilà tout.

 

 

 

Yasmina Khadra
Photo : Photo : Yu-Jin Albrecht.

 

 

 

 


Mais votre identité, elle est aussi ancrée dans une lignée…


Oui, elle est pluriséculaire. Une lignée qui remonte à 1492. Il y a toute une tradition littéraire qui coule dans mes veines.

 

 

 

Nous devons prendre conscience que notre planète est en danger, que l’humanité elle-même est menacée. Les règles qui nous ont longtemps guidés sont en train de disparaître, remplacées par un nouvel ordre mondial qui cherche à s’imposer. 

 



 

Un message en particulier pour vos lecteurs ?


Oui, je voudrais dire qu’il ne faut jamais renoncer à notre part d’humanité. Car ce renoncement, tôt ou tard, pourrait se retourner contre nous. Il faut continuer à dénoncer l’abus, l’injustice, la violence et les guerres. Ne jamais se laisser intimider par la puissance de l’argent.

Nous devons prendre conscience que notre planète est en danger, que l’humanité elle-même est menacée. Les règles qui nous ont longtemps guidés sont en train de disparaître, remplacées par un nouvel ordre mondial qui cherche à s’imposer.

Et en quoi consiste cet ordre ? C’est l’idée qu’un pays, sous prétexte qu’il est puissant et qu’il détient des armes de destruction massive, peut attaquer qui il veut, quand il veut. Non. L’intégrité d’un peuple repose sur sa patrie, sa religion, son drapeau, sa langue.

Ce n’est pas parce qu’un homme comme Trump, totalement imprévisible, se retrouve à la tête de l’État le plus puissant du monde que nous devons nous incliner devant lui. J’en appelle à l’Europe : elle doit réagir. Car l’Europe peut parfaitement vivre sans les États-Unis.

 

 

 

Devant le centre culturel la Nau à Valencia.
Photo : Photo : Yu-Jin Albrecht. /  Devant le centre culturel la Nau à Valencia.