La suite de notre entretien avec le journaliste, auteur et réalisateur Guillaume Pitron, autour de son livre, La Guerre des métaux rares, sous-titré La face cachée de la transition énergétique et numérique - préfacé par Hubert Védrine aux Éditions LLL (et publié sous le nom Wojna o metale rzadkie, aux Éditions Wydawnictwo Kogut). Dans ce deuxième volet, il est question, entre autres, de la « face sombre » de la transition énergétique, du passage au tout électrique pour l’automobile, du rôle contestable des médias et du monopole chinois sur les terres rares.
Guillaume Pitron, la Pologne et le lithium
Au début du mois de septembre 2022, Guillaume Pitron a été invité à présenter son ouvrage : La guerre des métaux rares, publié en 2018 aux Éditions Les Liens qui Libèrent et récemment traduit en polonais (Wojna o metale rzadkie, aux Éditions Wydawnictwo Kogut), lors du 31e Forum Économique de Karpacz, qui se tient chaque année dans le sud de la Pologne.
Guillaume Pitron a accepté de répondre à nos questions pour lepetitjournal.com/Varsovie, car bien que son ouvrage ne traite pas directement de ce pays, selon un rapport de l’Association polonaise des carburants alternatifs (PSPA) basé sur des données de BloombergNEF, la Pologne est devenue le deuxième plus grand producteur de batteries lithium-ion au monde, avec une capacité de production de 73 GWh, dépassant les États-Unis et se rapprochant de la Chine.
Lepetitjournal.com/Varsovie : Votre livre connaît un grand succès. Étonnamment, le monde politique se saisit relativement peu de ce sujet, préférant vanter les délices de la transition énergétique en omettant sa « face sombre ». Quelle en est selon vous la raison ?
Guillaume Pitron : Le livre a été vendu à environ 100.000 exemplaires en France et traduit dans une dizaine de langues. Je considère avoir eu une bonne couverture médiatique et ai eu l’opportunité d’échanger avec des hommes politiques français et européens.
Il est certain que le sujet n’est pas assez porté par le monde politique en général, en tout cas pas à la hauteur des enjeux, avec des silences assourdissants du côté de l’écologie politique.
J’ai été invité aux universités d’été d’EELV à La Rochelle. J’ai ensuite rencontré Delphine Batho lors d’un déjeuner à l’Assemblée nationale. C’est la seule personne qui a été véritablement intéressée par ce sujet-là, qui m’ait reçu pour en parler. Après au niveau européen, si, davantage. Notamment avec David Cormand, un parlementaire intéressé notamment par la question du numérique (les métaux rares sont utilisés pour la production des appareils numériques). Mais sinon en France non, pas beaucoup.
Le problème aujourd’hui c’est qu’on doit produire ces matières, et que l’Agence Internationale de l’Énergie nous dit qu’il n’y a pas assez de métaux aujourd’hui en production pour pouvoir s’assurer que la transition énergétique sera réalisée dans les temps impartis.
C’est ça le sujet qui devrait interpeller les responsables politiques !
Comme l’avenir sera fait de ces métaux, il faut se demander : où va-t-on trouver ces métaux, à quelles conditions environnementales, avec quelle diplomatie minérale, avec quelles recherches pour les remplacer, comment on met le paquet sur l’économie circulaire ?
Moi je viens pour dire : faisons-la cette transition ! Le problème c’est que dans les conditions actuelles, elle ne sera pas réalisée suffisamment rapidement.
Sur le passage au tout électrique pour l’automobile, partagez-vous les réserves, voire les critiques de responsables du secteur automobile ? On a l’impression que l’on file droit dans quelque chose qui ne va pas marcher, et qui créera des frustrations difficiles à gérer sur le plan politique.
Et aussi sur les plans industriels et écologiques ! Le véhicule électrique n’est pas une évidence même pour ceux qui les produisent. Dès 2017, Carlos Tavares exprimait ses réserves sur l’impact écologique de la voiture électrique. D’autres industriels lui ont emboîté le pas. Luc Chatel, président de la Plateforme Automobile (PFA), l’a dit devant moi l’année dernière, lors d’une allocution : « en passant à l’électrique, on se fait hara-kiri ». Et ce, tant pour évoquer l’aspect écologique que pour évoquer l’aspect économique.
On manque de ces ressources, on n’a pas forcément les approvisionnements nécessaires pour les véhicules, on maîtrise moins bien la production des batteries que les Chinois, etc. Quand Luc Chatel dit ça, il dit qu’on est en train de basculer d’une technologie thermique qu’on maîtrise, et sur laquelle on a une avance par rapport à la Chine, à une technologie que l’on maîtrise moins que les Chinois et sur laquelle ils ont de l’avance. Et cet effet « saut de grenouille » fait que l’avance qu’on avait, on la perd du jour au lendemain.
Moi, la voiture électrique, je la préfère à la voiture thermique d’un point de vue environnemental. En tout cas sous l’angle des émissions de CO2, qui sont diminuées globalement.
L’utilisation de ces véhicules soulève néanmoins des questions dont je donnerai un exemple
Aujourd’hui, 55 % des véhicules électriques sur Terre sont des SUV. Mais c’est intenable. S’il s’agit simplement de remplacer un réservoir d’essence par une batterie, multiplié par les centaines de millions de véhicules électriques qui seront nécessaires demain pour faire la transition verte, je crains qu’on aille de Charybde en Scylla. C’est-à-dire avec d’un côté moins d’émission de CO2, mais avec une augmentation de la consommation, puis d’autres problématiques écologiques soulevées autour des matières premières utilisées pour faire les batteries.
Là il n’est plus question d’émission de CO2, mais de préservation de la biodiversité ; pollution des eaux, pollution des sols, acidification des océans, qui sont des sujets aussi importants. Ce n’est pas parce qu’on veut avoir une électricité propre, qui est un des Objectifs du Développement Durable, qu’on aura une eau qui sera propre, qui est un autre Objectif du Développement Durable, puisqu’il faudra polluer et prélever des aquifères pour produire des minerais de la transition verte.
Il y a quand même une leçon philosophique à tirer : dans la vie, il n’y a pas de solutions idéales, il n’y a que des solutions plus ou moins bonnes, et après il s’agit de faire des choix d’optimisation, des choix de préférences, sans oublier d’inciter à des changements de comportement. Qu’en pensez-vous ?
C’est ce qui est inquiétant, je vous rejoins complètement. D’abord, votre propos pose la question de la plus ou moins grande honnêteté de ceux qui nous ont proposé ces solutions idéales. Ça va du politique à l’industriel, en passant par le directeur de l’agence de pub qui nous a proposé pendant des années des annonces sur les véhicules propres et zéro émission. De toute façon, ce zéro émission n’est valide qu’à condition de ne pas parler des émissions lors de la fabrication du véhicule ou de la production de l’électricité qui permet de faire rouler le véhicule.
Ce qui m’inquiète aussi, c’est la naïveté du grand public. C’est fou quand même. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre ce que vous venez de dire, que rien n’est parfait, et qu’il y a forcément quelqu’un qui paiera le prix de quelque technologie que ce soit. On n’a pas voulu voir ça.
Alors qu’en fait la transition énergétique est une relance de l’Histoire, elle accélère, elle réinvente la géopolitique, nous met face à de nouveaux défis. Et non, elle ne règle pas tout, et peut-être génère autant de nouveaux défis que de solutions qu’elle nous propose. Nous avons été d’une naïveté confondante. Je ne veux pas blâmer seulement les porteurs du message, il y a aussi tous ceux qui les ont écoutés et qui ont voté pour eux. Nous sommes tous responsables.
En est-il de même pour les médias ? Ce sujet est loin de faire partie des thèmes que les chaînes d’info en continu traitent à profusion.
Vous avez raison, on n’en parle pas assez. Ils ont été traités au-delà de mes espérances, mais pour autant pas assez si on replace ce sujet dans l’océan d’informations plus ou moins utiles ou futiles qui nous entoure.
Encore une fois, on parle ici du prochain pétrole. Et on devrait parler du prochain pétrole 100 fois plus que l’attention qu’on lui porte. On portera davantage d’attention à ce sujet à l’avenir, à la faveur d’une crise internationale ou écologique dans laquelle, tout d’un coup, telle ou telle production de matières premières stratégiques et critiques sera stoppée par tel ou tel pays qui tiendra le leadership de la production…
De toute façon ces sujets vont monter, ne vont faire que monter. Et puis comme on ne choisit pas la voie de la sagesse et de la tempérance pour les aborder, on va devoir traiter ces sujets par à-coups, en fonction des insurrections, des sautes émotionnelles que générera l’actualité autour de ces sujets.
D’ailleurs, il faut rappeler qu’il y a déjà eu un embargo chinois sur les terres rares pendant 6 mois, en 2011. Et en 2019, alors que les Américains avaient annoncé qu’ils cesseraient d’exporter des technologies de microprocesseurs vers la Chine, celle-ci a réagi en expliquant de façon officielle qu’elle serait susceptible d’arrêter ses exportations de terres rares (ce qu’elle n’a finalement pas fait).
La Chine produit des aimants, c’est-à-dire la technologie aval, et ce serait très embêtant que tout d’un coup, les Chinois cessent d’exporter les aimants également, dont les Américains ont besoin. Si les Chinois faisaient ça, ça créerait encore davantage de tensions entre les Américains et la Chine.
Je ne suis pas sûr que les Américains et les Chinois aient intérêt à faire ça. Car les Chinois disposent d’une avance, et un tel embargo ou de telles menaces, quand elles sont proférées par la Chine, génèrent l’effet que la Chine veut éviter : accélérer les velléités américaines de se dégager de la dépendance à la Chine.
Les mêmes questions qui se sont posées au temps du pétrole sont susceptibles de se poser au temps de l’or blanc : le lithium.
Vous montrez bien comment en trente ans le monopole chinois sur les terres rares s’est peu à peu transformé, grâce à son système politique, en quasi-monopole sur des produits finis à haute valeur ajoutée. Le modèle chinois peut-il servir de référence pour un certain nombre de pays émergents ?
Il y a un pays en ce moment qui, justement, suit la Chine sur ces sujets-là ; c’est l’Indonésie. Elle est riche de matières premières, étain et nickel notamment.
Le nickel est indispensable pour les batteries des voitures électriques. Et elle ne veut pas vendre son nickel à bas prix, comme la Chine, elle veut vendre du nickel plus raffiné. Ils s’y sont pris à plusieurs reprises, de façon plus ou moins réussie, mais leur dernière tentative qui date de 2020 est celle d’un embargo sur le nickel non raffiné.
Le nickel ne peut plus, depuis 2020, sortir d’Indonésie sans avoir été préalablement, partiellement raffiné. En exportant moins de nickel non raffiné et plus de nickel raffiné, les gains en termes d’exportation de l’Indonésie ont été multipliés par 10.
L’Indonésie a compris qu’elle avait tout intérêt à continuer cette logique-là, à faire venir des investisseurs prêts à investir dans des gigafactories. Joko Widodo, le président indonésien, essaye de pousser Elon Musk à investir sur le territoire indonésien, dans la construction de gigafactories, de façon à ce que les Indonésiens occupent l’aval de la chaîne de valeur et gardent la matière première pour eux-mêmes, pour pouvoir in fine être non plus un géant du nickel, mais un géant des gigafactories.
Les Indonésiens ont même évoqué publiquement la possibilité d’un cartel, pour contrôler les prix et vendre la matière première à des tarifs plus élevés qu’aujourd’hui (une proposition de cartel qui a été refusée par le Canada, également un important producteur de nickel).
On trouve d’autres pays essayant de suivre le même chemin : la Bolivie veut produire des batteries, le Ghana veut raffiner son lithium, la RDC veut taxer davantage le produit du secteur minier pour que le cobalt n’enrichisse pas seulement ceux qui l’extraient chez eux, mais également son peuple.
On voit ce nationalisme des ressources s’exprimer de plus en plus en prenant diverses formes sur le plan fiscal et industriel. La question est de savoir si les États qui l’expriment auront les moyens de leurs ambitions.
Investir dans la chaîne de valeur suppose encore une fois d’avoir les ressources humaines, les investisseurs, un cadre politique stable, une administration peu corrompue, des infrastructures portuaires, routières. Il faut des centrales électriques qui produisent de l’électricité bon marché pour les gigafactories. C’est une chose de l’annoncer, mais c’est une autre chose de se donner les moyens de cette politique de descente de la chaîne de valeur.
Justement, pour arriver à faire cette prééminence du temps long, il faut quand même des États que je qualifierai d’autoritaires, capables d’imposer ce temps long, ce que les Chinois font très bien comme vous venez de le rappeler. Les États démocratiques seront toujours plus faibles là-dessus.
En fait, derrière cette transition énergétique, il y a une opposition, une guerre de valeurs.
Au fond, le succès chinois, et je parle uniquement sous l’angle des métaux, ça nous permet, à nous Européens, d’acheter des panneaux solaires pas chers et donc de favoriser la pénétration des énergies vertes dans notre mix énergétique.
La Chine peut ainsi être à la fois l’un des plus gros producteurs de CO2 de la planète, et en même temps un géant vert qui recouvre son territoire de panneaux solaires et d’éoliennes, grâce à l’intelligence du temps long permise par un système politique spécifique. Et qui inonde le monde de ces technos.
Cela interroge évidemment la capacité de nos démocraties à faire preuve du même dynamisme industriel. Donc oui, je pense que derrière il y a une vraie guerre des valeurs, un vrai questionnement sur notre rapport au temps long, donc à la nature du régime qui préside aux destinées d’un pays : gouvernement court-termiste dans les démocraties tapageuses, gouvernement dictatorial dans un pays qui, en mettant sa population au pas et en encadrant fortement toute contestation de nature écologique, pense en même temps au bien-être – matériel du moins – de la génération suivante.
La démocratie n’a cependant pas dit son dernier mot. À un moment ce sont des choix ; est-ce qu’on impose des changements de consommation radicalement, est-ce qu’au contraire c’est par des conventions citoyennes que l’on va y parvenir ? Au fond, démocratie et transition écologique peuvent-elles faire bon ménage ? Cela fait des décennies que de grandes figures de l’écologie s’écharpent sur cette question. Et je ne saurai moi-même dire lequel de ces deux modèles va l’emporter.
Mais en tous cas c’est sûr que la transition écologique pose la question de la capacité des systèmes politiques à les porter, et nos systèmes politiques à se réinventer dans un laps de temps extrêmement court. On est à cette croisée des chemins.
L’ouvrage de Guillaume Pitron est disponible :
- En français : La guerre des métaux rares, aux Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018
- En polonais : Wojna o metale rzadkie, aux Éditions Wydawnictwo Kogut, 2020
Pour en savoir plus sur Guillaume Pitron, rendez-vous sur son site internet.
La semaine prochaine retrouvez le dernier volet de notre entretien en 3 parties