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Hervé Le Tellier, L’anomalie: «Que ferions-nous si nous étions en face de nous même?»

Après Varsovie, c’est à Gdańsk que le lauréat du Prix Goncourt 2020, Hervé Le Tellier, est venu échanger avec ses lecteurs sur L’anomalie (traduit en polonais par Beata Geppert), Prix Goncourt en 2020. Au cours d’un entretien filmé, mené par Bénédicte Mezeix, directrice et rédactrice en chef de l’édition polonaise Lepetitjournal.com et traduit par Magdalena Popowska, Hervé Le Tellier s’est généreusement livré sur la création et la rédaction de L’anomalie, levant le voile sur sa cuisine oulipienne avec humour et sincérité. Découvrez en fin d’article l’intégrale de l’interview dans une vidéo en français et en polonais, mais pour débuter, morceaux choisis.

 Bénédicte Mezeix Hervé Le Tellier Bénédicte Mezeix Hervé Le Tellier
Capture Youtube, Hervé Le Tellier, Magdalena Popowska et Bénédicte Mezeix
Écrit par Lepetitjournal.com Varsovie
Publié le 12 juillet 2023, mis à jour le 24 octobre 2024

Lepetitjournal.com : Hervé Le Tellier, vous êtes l’auteur de L’anomalie avec un « a » minuscule. Cette précision a toute son importance, nous y reviendrons… Vous avez reçu le prix Goncourt avec un « G » majuscule en 2020 pour ce roman et vous êtes membre de l’OuLiPo, avec 3 majuscules (...), dont vous êtes président aujourd’hui. L’Ouvroir de Littérature Potentielle, c’est un groupe de recherche littéraire qui a été fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain et poète Raymond Queneau. Journaliste scientifique, enseignant de mathématiques, un doctorat de linguistique en poche, quoi de plus « normal » que vous trouviez votre place dans ce groupe hors norme ? (…) [Dès le début de] L’anomalie (...) on sent déjà que quelque chose ne tourne pas rond. (...) Après quelques présentations des personnages, on arrive au chapitre qui s’appelle  La lessiveuse, le 10 mars 2021, où nous nous retrouvons dans le vol Air France Paris-NYC AF006, avec le fameux élément perturbateur du roman… 

Transcription de l'interview filmée

Hervé Le Tellier : (…) Ce n’est pas beaucoup divulgâcher le livre – comme le disent les Canadiens – que de dire que tout le thème du livre est autour de cette idée : « Que ferions-nous si nous étions en face de nous même ? ». J’avais commencé par écrire en 2018 une très courte nouvelle que j’ai abandonnée rapidement, où je rentrais chez moi et j’étais déjà chez moi. J’ai commencé à réfléchir à toutes les manières de réagir face à son double, et moi j’aurais commencé par négocier. Négocier la gestion de mon fils, le partage de la voiture, de l’appartement, du frigidaire, de mes doubles vies, etc. J’ai trouvé que l’argument littéraire s’arrêtait sur le fait que chacun d’entre nous pourrait avoir une réaction différente. J’ai [fait] une liste de toutes ces réactions possibles, et j’en ai trouvé plus de quinze ou seize, qui allaient du sacrifice – chose que je ne ferai jamais, jusqu’au meurtre – chose que je ne ferai jamais non plus, parce que j’ai horreur du sang. J’ai donc fait une liste de neuf réactions sur lesquelles je voulais construire neuf personnages.

Donc j’ai le contraire de ce que l’on fait d’habitude avec un roman ; c’est-à-dire que j’ai construit, non pas un personnage que j’ai précipité dans une situation, mais j’ai construit une situation pour laquelle j’ai créé des personnages.

Et là, tout est devenu assez simple, car on imagine que si quelqu’un rentre chez lui et tente de tuer son double, c’est qu’il est professionnel de la chose. J’espère que personne dans cette salle n’aurait l’idée de tuer son propre double s’il rentrait chez lui. (…) Et après, je les ai mis dans un avion, et j’ai dédoublé tout l’avion. C’était la solution la plus simple qui m’est venue. Ensuite s’est posée la question, qui était pour moi bizarrement secondaire : comment est-ce possible ?

 

Vous avez parlé du personnage qui s’efface face à son double. Lequel ?

C’est le personnage d’une jeune femme. Alors, il y a un décalage d’environ trois mois et demi, exactement 106 jours, entre l’atterrissage du premier avion et l’atterrissage de l’avion double. 106 jours, c’est juste assez pour qu’une femme se rende compte qu’elle est enceinte, alors qu’elle ne l’est pas avant. Quand le personnage de Joanna revient, elle découvre que son double est enceinte. Et, l’amour qu’elle ressent pour son homme – parce qu’ils se sont mariés depuis – devient un amour absolument impossible puisqu’il n’y a que du malheur. Et elle ne se voit pas se battre contre elle-même, et créer le malheur à la fois le sien, mais aussi celui de son double, de l’enfant… Alors elle décide de disparaître. Pour que ce personnage soit plausible, il faut une femme très forte. Une femme qui maitrise le langage, alors j’ai pris une avocate. On voit se construire tous les autres personnages, parce qu’entre le crime et le sacrifice, il y a la collaboration, la « presque » amitié, l’affrontement, mais sans une violence extrême, la garde partagée… Toute une série d’options possibles. Il y en avait beaucoup plus que ça, mais il faut bien se limiter à un moment donné, car cela ferait trop de personnages. Je suis allé au maximum possible !

 

Vous êtes allés jusqu’à 80 personnages en fait, si on les compte tous.

Si on les compte tous, oui, mais dans un roman-fleuve c’est un peu normal. Même si un chauffeur de taxi apparaît, et qu’il donne son nom, ça fait un personnage. Donc ça fait du monde !

 

Donc tous ces personnages sont dans le même avion, et vont être dédoublés, comme vous le disiez. Mais vous, maintenant on va s’intéresser à votre petite cuisine, même si je sais que vous n’aimez pas dévoiler vos secrets. Comment avez-vous travaillé pour élaborer les profils, les vies de tous ces personnages, et comment avez-vous également élaboré leurs actions, comment les avez-vous reliés entre eux ?

Alors d’abord ça ne me dérange pas du tout de raconter mes secrets !

 

Ah, bonne nouvelle, ça veut dire que vous allez enfin nous dire des choses sur les secrets oulipiens ?

Je vais juste raconter mes méthodes de travail, et ça ne me dérange pas d’en parler. Quand j’ai un personnage, je lui crée un Curriculum Vitae : je sais sa date de naissance, s’il meurt je connais sa date de mort, mais surtout je sais tout de lui. Je lui crée un frère, une sœur, je sais où il a passé son enfance, et je lui fais une sorte de cursus, qui fait que je saurai quoi faire avec lui après.

Joanna par exemple, mon avocate, je sais qu’elle vient de Houston, je sais qu’elle est noire, je sais que son père était plombier, je sais que sa mère était couturière, je sais dans quelle école elle est allée à Houston, et je sais quand elle sort de l’école, je sais où elle fait ses études, je sais qu’elle va à Harvard, je sais qu’elle choisit d’aller dans tel département de Harvard, j’ai absolument toute sa vie qui est prête à être utilisée, même si je ne vais en utiliser que 10%.

Mon tueur à gages, je sais qu’il a fait l’école hôtelière, qu’il a appris à cuisiner, je sais que sa première expérience où il a vu quelque chose mourir c’était un chien, je connais presque aussi les 25 années de sa vie avec beaucoup de précision.

Et je fais beaucoup d’interviews. Par exemple, Joanna a une sœur qui est atteinte d’une maladie rare, et comme elle est américaine, j’ai demandé à un ami journaliste spécialiste des maladies orphelines quelle était la maladie la moins bien remboursée aux États-Unis, celle qu’on appelle une « maladie catastrophe », où il faut tout vendre pour arriver à se soigner, parce que le système américain de santé est sans doute l’un des pires du monde développé. Si je fais ça, c’est parce que j’ai compris il y a très longtemps en travaillant comme romancier que de ces informations naît de la narration et naît de l’action. Si je sais tout ça sur mon personnage, il se construit, j’en ai une idée précise, et il peut lui arriver des choses précises que je n’aurais pas envisagées si je n’avais pas construit aussi précisément le personnage.

Je sais s’ils sont allergiques aux chiens, je sais s’ils font l’amour, je sais s’ils aiment bien manger des frites, je sais tout ça. Et après c’est très simple, car c’est comme un troupeau d’oies, et on a de longues baguettes, et on essaie d’éviter que les oies partent n’importe où. 

 

Justement, vous faites des fiches, mais la scène qui se trouve dans le cockpit, au moment où l’avion piloté par David se trouve face au cumulonimbus et au mur de grêle, là vous décrivez méticuleusement le pilotage. Pareil dans la scène qui se déroule au siège du FBI avec les différents scientifiques, lorsque les théories sont avancées pour comprendre pourquoi ces gens se dédoublent, ce qu’il s’est passé avec ces avions… Vous avez enquêté, vous avez vous-même posé toutes ces questions ?

Oui ! Pour le pilote, j’ai interviewé 2 pilotes de ligne, qui faisaient le vol Paris–New York. Par exemple, à un moment donné, on dit au pilote « il faut que vous preniez Kennebunk », et Kennebunk, c’est Kennedy Airport, c’est la piste qui vient de l’Ouest. Alors, pour un auteur on aime bien, d’abord parce que c’est vrai, et ensuite parce que ça rapporte un effet de réel dans la lecture, donc plus personne ne peut douter. Vous savez de quoi vous parlez. Et je n’ai eu aucune critique de pilote de ligne me disant que c’était faux !

C’est pareil pour les armes utilisées par le tueur à gages, j’ai interviewé un spécialiste (rires). 

En fait, quand on interviewe quelqu’un, il vous raconte des choses en plus. 

Et c’est comme ça que l’on sait qu’il faut ramasser les douilles pour certains pistolets, et que dans d’autres cas, ce n’est pas la peine. Ça amène une manière de travailler qui n’est pas du tout vaporeuse, mais vraiment pointilliste. Et moi j’adore ça ! Il faut se souvenir que pour présenter chacun des personnages, j’ai 8 à 9 pages. Donc il faut vraiment qu’on y croie tout de suite, et pour tous.

 

J’aimerais qu’on s’intéresse à Victor Miesel. Est-ce que déjà son nom de famille « Miesel » est l’anagramme de Méliès (et son fameux cinématographe), qui nous a amenés de la Terre à la Lune ou est-ce mon imagination ?

Le Tellier (rires). Alors, je voulais « Miesel » parce que je voulais un nom polonais. Parce que pour moi c’était un homme, dont la famille était partiellement venue dans le nord de la France pour travailler, comme beaucoup de Polonais à un certain moment.  

J’avais toute la biographie de Miesel avec ses grands-parents, mais je n’en ai pas parlé finalement. Je ne l’ai pas utilisée. En revanche, j’en ai fait un traducteur et un écrivain et il n’est pas composé à partir de moi, mais il est composé à partir de quatre personnes : deux amis disparus et deux amis vivants que j’ai mélangés pour faire une sorte de personnage très cohérent. 

Les deux disparus sont un écrivain français qui s’appelle Edouard Levé, dont je pense que certains textes sont traduits en portugais, et le deuxième est un traducteur, qui est un ami mort aussi, et qui s’appelle Bernard Hoepffner, qui est le traducteur de James Joyce, de Marc Twain, de Robert Burton, etc. Pour le coup je n’ai pas fait d’interview là parce que la vie d’un écrivain et la vie d’un traducteur, je connais bien. Donc, lorsque je décris Miesel en train d’attendre dans un salon du livre que quelqu’un vienne devant lui pour lui demander une signature, j’ai connu ça pendant 30 ans. 

 

Comment avez-vous travaillé sur ce deuxième livre dans le livre [qui lui s’écrit avec une majuscule : L’Anomalie] ? Par exemple, c’était sur un document à part, il avait sa réelle existence ou il était par fragments dans le texte principal ? 

En fait, je n’ai pas eu le temps, mais je voulais faire paraître chez une amie, qui est éditrice, le livre de Victor Miesel, avant L’anomalie

 

Il n’est pas trop tard…

Alors, j’avais déjà fait la même chose avec un livre antérieur, dans lequel il y avait des contes. J’avais fait paraître les contes, traduits du portugais par moi, je ne parle pas portugais. Et, les contes de Jaime Montestrela avaient remporté le prix de l’humour noir. 

C’était une petite victoire sur le monde de la critique que de faire gagner le prix à un auteur qui n’existait pas. 

Et après, j’ai utilisé ses contes dans un autre roman en disant que mon héros traduisait ses contes. J’avais très envie de faire pareil avec Miesel, de faire paraître L’Anomalie de Victor Miesel avant ma propre anomalie mais c’est du temps tout ça, et je n’ai pas eu le temps. Voilà. Et ça aurait été un long discours d’un homme abandonné par une femme et qui finit par mourir. Malheureusement le temps m’a manqué. 

 

(…)

Votre philosophe, qui intervient, en toute fin du roman, à la télévision, Philomède, son nom signifie-t-il « qui aime les médias » ? 

Oui, « qui aime les médias ». Philomède pour moi m’intéressait, je voulais une fois de plus que dans ce livre, comme il y a tout, qu’il y ait aussi une discussion presque philosophique sur les deux choses qui moi me fascinent, qui sont 1/ la dissonance cognitive et 2/ le biais de confirmation. C’est deux choses qui sont très communes à toute l’humanité, qui sont même inscrites dans nos gènes à mon avis, et qui nous permettent de survivre. 

Ces deux choses qui moi me fascinent, et qui font que nous ne retenons pas ce qui va à l’encontre de nos croyances, et nous prenons pour acquis tout ce qui vient les confirmer, ça va tellement de pair avec un troisième élément qui est le déni que je voulais qu’il y ait une discussion qui ait lieu. Mais le meilleur lieu pour une discussion, pour que ce soit didactique, c’est la télévision. Donc je voulais une sorte d’émission de télévision avec des philosophes qui discutaient entre eux. 

 

(…)

Vous avez été imprégné de science-fiction depuis l’adolescence, l’enfance… Pourquoi avoir daté le début de L’anomalie en 2021, alors que le livre a été écrit en 2019 si je ne m’abuse, publié en 2020, ce qui fait qu’il allait tomber très rapidement dans le passé. Pourquoi ce choix-là ?

En fait, mon regret est absolument contraire. J’aurais dû le dater en 2020. J’aurais dû écrire un livre dont les choses étaient déjà arrivées. J’ai complètement regretté quand c’est sorti. Quand c’est sorti dans les langues étrangères, avec un an de décalage, « c’était tellement plus intelligent ! ». Parce que ce que ça racontait, c’était tout à fait autre chose. C’étaient les mêmes choses quand même, mais ça disait vraiment ce que dit la fin du livre, sur la nouvelle flèche du temps.

Donc maintenant ça n’a plus d’importance. Ça se passe dans une date antérieure, et c’est parfait comme ça, car c’était vraiment la bonne idée. Parfois on a l’impression, lorsque l’on fait une sorte d’expérience de pensée, que l’on doit la placer dans le futur, mais là si j’avais eu un tout petit peu de jugeote, d’intelligence littéraire – et parfois je n’en ai pas – je l’aurais placé avant. C’est un regret, vraiment. Mais ce n’est pas grave, ça marche maintenant très bien. C’est vrai, vous avez raison, je l’ai écrit pour le futur alors que j’aurais dû l’écrire pour le passé.

 

(…)

Lepetitjournal.com : Si l’on demandait au public ce qu’il en pense ?

Question du public :  Cela fait longtemps que pour vous c’est la tornade permanente. Dans ces conditions, c’est sûrement assez difficile de se mettre à créer à nouveau. Vous avez parlé de la série [L’anomalie devrait être prochainement adaptée en série télévisée], mais à part ça, quelle est la suite ? Travaillez-vous déjà sur quelque chose, avez-vous des idées ?

En fait, le fait d’avoir le Goncourt, c’était la bonne année pour l’avoir à cause du confinement (rires). Donc j’ai été assez peu mobilisé. Ce qui m’a démobilisé, c’est surtout le confinement. Le côté un petit peu chape de plomb que ça faisait peser sur tout le monde, y compris moi. En plus c’est tombé à un moment où j’ai eu des soucis de santé oculaires qui m’ont un peu empêchée de profiter du plaisir du Goncourt car je ne voyais plus grand-chose. Mes amis ont cessé de vieillir… puisque je ne vois plus leurs rides. Mais sinon, j’ai continué à travailler. J’ai écrit 2 pièces de théâtre. 

(…) J’ai toujours écrit trois types de textes : des romans, des pièces de théâtre et ce que l’on appelle des fragments. Et donc à la fin de l’année, j’ai un petit livre qui sort chez Gallimard – qui n’est pas si petit d’ailleurs – qui a 400 contes. Et c’est vrai que, le conte, c’est quelque chose qu’on écrit dans des moments où on n’a pas le temps de se plonger dans quelque chose de long. Et depuis un an, je suis sur un projet de roman – qui est un projet de roman un peu bizarre. (…) Vous voyez les tours de Hanoï ? Ce sont trois tours dans lesquelles il y a des anneaux de couleurs que l’on fait passer d’une tour à l’autre selon la taille… et je joue avec ça. J’ai trois romans qui n’en forment plus qu’un à la fin. Ça va être illisible ! (rires)

 

Lepetitjournal.com : … Dit-il avec un grand sourire !

Je peux me permettre maintenant… Ce qui est intéressant, c’est de se donner des projets qui sont complexes. C’est-à-dire qui porte une part de défi à soi-même. Là je suis sur un roman qui se passe dans trois siècles différents : XXIe, XXe et fin du XIXe – avec trois écritures différentes. Mais on voit à la fin qu’ils se ressemblent, et que c’est la même histoire. Et ça, ça m’intéresse !

 

 

Un projet mené par l’Institut de philologie romane de l’Université de Gdańsk et soutenu par l’Institut français de Pologne, les éditions Filtry, la Fondation Jan Michalski, notamment, qui ont permis – entre autres, aux étudiants des philologies romanes ayant pris part à la 4e édition du programme Atelier littéraire. Gdańsk, de plonger dans le monde oulipien d’Hervé Le Tellier. Une interview enregistrée à Gdańsk, le 11 mai 2023.

 

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