L’Ambassade de France en Pologne et le Centre de Civilisation Française et d’études francophones de l’Université de Varsovie ont organisé le 26 mai dernier une conférence pour honorer la mémoire de Michel Heller, grand historien et soviétologue français, longtemps Professeurs à l’Université de la Sorbonne, dont l’héritage résonne avec le contexte géopolitique actuel.
Michel Heller, de la Russie à la France en passant par la Pologne
Michel Heller a consacré sa vie à l’étude de l’histoire du monde russe et soviétique, et il a été un pionnier dans ce domaine. Historien et théoricien politique d’origine russe, il a été l’un des intellectuels les plus influents de la dissidence soviétique dans les années 1960 et 1970, et a également contribué à la pensée politique russe dans les années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique.
Attaché à la Pologne, il avait rejoint sa femme Eugenia dans son pays, au sortir des camps de travail en URSS, où il passa 6 ans, entre 1950 et 1956. Celui qui, comme Józef Czapski, avait vécu « en terre inhumaine » (Na nieludzkiej ziemi) a émigré à Varsovie en 1957, où il travailla comme journaliste.
C’est pourtant en France que Michel Heller a trouvé refuge à partir de 1968 et rédigé la totalité de son œuvre. À peine arrivé, il a rejoint l’Institut littéraire Kultura, organisation aujourd’hui mythique, dont le rôle dans la dissidence intellectuelle face aux totalitarismes n’est plus à présenter. Michel Heller y a trouvé des collègues, des interlocuteurs et des amis qui partageaient son destin. Ce fut le cas de Jerzy Giedroyc, le rédacteur-en-chef de Kultura, dont il fut un proche collaborateur et avec qui il entretenait une longue correspondance.
Élites russes et contrôle de la société
Dans l’ensemble de son œuvre, il a développé une approche originale de l’histoire de la Russie, en se concentrant sur les structures de pouvoir et les mentalités qui ont façonné l’évolution de ce pays au fils des changements de régime. Il a notamment étudié la manière dont les élites politiques russes ont travaillé à contrôler la société, et comment cela a influencé la culture et les représentations de l’ensemble de la population. Il a également analysé les idées et les concepts du pouvoir russe, en s’intéressant notamment à la notion de « souveraineté » et à sa place dans la rhétorique politique russe.
La pensée de Heller était non conformiste dans le contexte de l’Union soviétique, où les intellectuels étaient souvent soumis à la censure et à la répression. Il a écrit plusieurs livres qui ont été interdits par les autorités soviétiques, mais qui ont eu une influence considérable sur la pensée politique russe.
Parmi ses ouvrages les plus connus, on peut citer Le Monde concentrationnaire et la littérature soviétique, L’utopie au pouvoir, La machine et les rouages et surtout Histoire de la Russie et de son Empire. Ces analyses fines et pertinentes de Michel Heller sur l’homme soviétique et sur la place de l’individu dans ce régime totalitaire ont contribué à sa reconnaissance dans le milieu académique français.
L’Histoire de la Russie et de son empire
Après la chute de l’Union soviétique, Heller a continué à étudier sur les thématiques politiques, en s’intéressant notamment à la période post-soviétique. Il a également porté un regard critique sur les choix faits par le président russe Boris Eltsine dans les années 1990.
Pendant dix ans, il a travaillé sur l’Histoire de la Russie et de son empire ; livre de 1.000 pages, qui retrace l’histoire de ce pays depuis ses prémices, au temps de « l’Empire des Rurik » en Eurasie, pour reprendre la formule de Heller, jusqu’à la Révolution de 1917 et la chute des Romanov. Cet ouvrage fait encore office de référence, presque de Bible, pour les historiens contemporains et constitue un incontournable dans les librairies françaises.
Il a laissé derrière lui un héritage intellectuel important, qui continue d’être relayé par les nouvelles générations. Jędrzej Piekara, doctorant à l’Université Catholique de Lublin (KUL), qui a publié en 2021 le livre Polskie wątki w życiu Michaiła Hellera (Les motifs polonais dans la vie de Michel Heller), issu de son travail de Master qui avait été récompensé du « prix de l’Association de l’Institut Littéraire Kultura et de la Fondation Kultura Paryska », était présent à l’événement du 26 mai.
L’héritage de Michel Heller et le contexte géopolitique actuel
« Hommage à Michel Heller : regards sur la Russie d’un homme à la “pensée non-conforme” », c’est le nom de l’événement qui s’est déroulé dans les locaux de l’ambassade. L’ambassadeur, Frédéric Billet, a introduit l’événement par un discours rappelant l’héritage considérable de l’intéressé dans la pensée universitaire française et polonaise. Il a évoqué à ce titre que le contexte géopolitique actuel, nous amenait à nous replonger dans les enseignements de Michel Heller.
Le coordinateur scientifique de l’événement, Laurent Tatarenko, Directeur du Centre de civilisation française et d’études francophones, a choisi d’articuler la conférence autour de deux tables-rondes thématiques.
En premier lieu, l’héritage historique des travaux de Michel Heller. Les historiens Marie-Pierre Rey (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ; Sophie Cœuré (Université Paris Cité) ; Sabine Dullin (Sciences Po, Paris) et Mirosław Filipowicz (Université Catholique de Lublin Jean Paul II) sont intervenus successivement sur la thématique « Comprendre le pouvoir russe : Michel Heller historien ».
La deuxième table ronde, organisée sous le titre « La voix d’Adam Kruczek : Michel Heller et l’Institut littéraire Kultura », qui évoquait les liens de l’intéressé avec Kultura Paryska et la diaspora polonaise en France, était modérée par Sławomir Nowinowski (Directeur du Centre Giedroyc à l’Université de Łódź). Parmi les intervenants figuraient Iwona Hofman (Université Marie Curie-Skłodowska de Lublin) ; Wojciech Stanisławski (Musée d’histoire de la Pologne) Andrzej Mietkowski (journaliste et historien) et Jędrzej Piekara (Université catholique de Lublin Jean Paul II).
Leonid Heller, fils de Michel Heller, professeur émérite de littérature russe à l’Université de Lausanne, a conclu l’événement par un propos résumant la carrière de son père et rappelant à la mémoire de l’intendance des faits plus personnels.
La conférence a permis de fructueux échanges entre les spécialistes venus de France et de Pologne, ainsi que le public, autour de l’histoire de la Russie et les espoirs pour l’avenir commun du continent européen.