Édition internationale

Deux tiers des entreprises espagnoles investiront plus en Amérique Latine en 2024

Voici la principale conclusion du XVI rapport annuel sur les investissements espagnols en Amérique Latine présenté par l’IE University. Comment analyser l’implantation de plus en plus importante de ces entreprises dans la région? Lepetitjournal.com est allé à la rencontre de Juan Carlos Martínez Lázaro, professeur d’économie à l’IE University et directeur de publication du rapport.

Investissement entreprises espagne en amerique latineInvestissement entreprises espagne en amerique latine
Source: ministère de l’Économie et des Finances
Écrit par Lucas Bonnière
Publié le 16 mai 2024, mis à jour le 18 mai 2024

 

Exportation massive en Amérique Latine, un risque pour l’économie espagnole?

L’une des premières conclusions de l’étude "Panorama de inversión española en Iberoamérica" menée par le professeur Lázaro et son équipe est que, sur les cinquante entreprises installées dans la région qui ont répondu, 60% prévoient un chiffre d’affaires plus élevé dans leurs filiales latino-américaines qu’en Espagne sur les trois prochaines années.                                                          

Lepetitjournal: L’Espagne risque-t-elle de voir ses entreprises délocaliser complètement leur activité dans ces pays aux conditions plus intéressantes ?

Pr Martínez Lázaro: Je ne crois pas qu’un tel risque existe. Beaucoup d’entreprises espagnoles enregistrent déjà un chiffre d’affaires supérieur en Amérique Latine, et pour autant elles ne délocalisent pas complètement leurs activités. Je pense notamment à Banco Santander ou à Téléfonica, dont l’essentiel des activités reposent au Brésil, ou encore à BBVA qui est fortement implanté au Mexique. 
Pour moi, ces entreprises ne déménageront jamais, je ne vois pas cette tendance comme un risque pour l’Espagne mais plutôt comme une opportunité pour ces entreprises de continuer de se développer.   
               

Ce ne sont pas des relations à sens unique: de plus en plus d’entreprises latino-américaines utilisent l’Espagne comme un laboratoire d’apprentissage et une porte d’entrée vers le marché européen

Selon le rapport, les principaux avantages concurrentiels offerts par l’Amérique Latine sont: un marché attractif (réponse donnée par 67% des entreprises interrogées), une main d’œuvre qualifiée (33% des entreprises interrogées) et l’accès à des matières premières (27% des entreprises interrogées). Les pays les plus souvent cités par les entreprises sont le Mexique, la Colombie ainsi que la République Dominicaine. A l’inverse, à la question “Quels sont les principaux risques à investir en Amérique Latine ?“, 84% des entreprises interrogées ont répondu l’instabilité politique, 49% les taux de change, puisqu’il n’existe pas de monnaie commune partagée par les pays d’Amérique Latine, et 45% l’insécurité judiciaire. Pour l’instabilité politique, la Colombie semble être la destination la moins prisée, l’Argentine arrive en tête du classement en ce qui concerne les taux de change désavantageux et le Mexique est le plus souvent cité par les entreprises interrogées en ce qui concerne l’insécurité à l’échelle citoyenne.

 

JC Martinez Lazaro présente son rapport sur entreprises espagnoles en Amérique latine
JC Martinez Lazaro, professeur à l'IE University, présente son rapport sur les entreprises espagnoles en Amérique Latine

 

L’instabilité économique de l’Argentine, un frein pour les entreprises espagnoles sur place?

Lepetitjournal: Le rapport donne la parole à Roberto Bosch, ambassadeur de l'Argentine en Espagne, pourquoi avoir choisi de s’attarder sur ce pays en particulier?

Pr Martínez Lazáro: “Nous avons choisi de faire un focus sur l’Argentine car nous voulions connaitre, par l’intermédiaire de l’ambassadeur, les intentions du nouveau gouvernement de Javier Milei concernant les investissements étrangers. Il y a un nombre important d’entreprises [implantées en Argentine] qui n’ont pas eu le développement économique qu’elles espéraient, en raison des problèmes auxquels est confrontée l’économie du pays. Ces dernières années, l’Argentine s’est montrée, disons, plutôt hostile aux investissements étrangers. Je pense notamment aux mesures prises par les différents gouvernements comme les limitations sur le rapatriement des bénéfices et la mise en place de cadres de réglementations très complexes. Le président argentin avait annoncé que cela changerait lorsqu’il arriverait à la Casa Rosada, nous voulions donc connaître la position de son gouvernement sur le sujet et, selon l’ambassadeur, l’Argentine va davantage s’appuyer sur les investissements étrangers lorsque son économie le permettra.

 

Presence des entreprises espagnoles en Amérique latine
Présence des entreprises espagnoles dans les pays d'Amérique Latine/IE

 

Lepetitjournal: Comment voyez-vous l’évolution de la situation en Argentine ?

Pr Martínez Lazáro:Il est clair que depuis plusieurs mois, malgré de graves problèmes qui persistent, l’économie argentine se stabilise. L’inflation reste à des taux très élevés [290% au début du mois d’avril] mais elle a commencé à diminuer et surtout, un excédent budgétaire a été dégagé à l’issue du premier trimestre 2024, c’est quelque chose qui n’était pas arrivé depuis longtemps. Tout cela va avoir un coût social important mais il est vrai qu’au niveau macro-économique on remarque une stabilisation de la situation, qu’on espère voir perdurer dans les prochains mois.

Les concurrents des entreprises espagnoles en Amérique Latine

Lepetitjournal: Le rapport liste les différentes problématiques auxquelles sont confrontées les entreprises espagnoles qui investissent en Amérique Latine. La question de la concurrence chinoise est mise sur la table, qu’en est-il des entreprises étatsuniennes?

Pr Martínez Lazáro:Nous n’avons pas demandé [aux entreprises interrogées] leur avis sur la concurrence étatsunienne ou européenne en Amérique Latine car ce sont des entreprises qui sont présentes dans la région depuis plus longtemps. [Début 2023, le Mexique était le premier partenaire commercial des États-Unis.] Depuis une quinzaine d’années, les entreprises chinoises sont de plus en plus actives sur le continent sud-américain, surtout dans des secteurs avec une présence espagnole importante. C’est pour cela que nous voulions connaître l’avis des entreprises espagnoles sur la présence croissante de ces entreprises en Amérique Latine.“

Selon le rapport, 70% des entreprises interrogées ne considèrent pas les sociétés chinoises comme des concurrents importants, 15% à l’inverse, les considèrent comme des concurrents assez importants et les 15% restants comme des concurrents très importants.

Rôle des entreprises espagnoles dans la transition écologique en Amérique Latine

Lepetitjournal: La Casa de America a copublié ce rapport avec la IE University. Son directeur, Léon De La Torre Krais, évoque le rôle des entreprises espagnoles dans la transition vers une économie plus verte pour les pays d’Amérique Latine. Avez-vous observé une tendance à la protection de l’environnement chez les entreprises espagnoles interrogées?

Pr Martínez Lazáro: “Il y a beaucoup d’entreprises espagnoles, dans le secteur énergétique notamment, qui misent sur des projets pour le développement d’énergie verte au niveau [sud-]américain, on peut notamment penser aux parcs éoliens et aux parcs photovoltaïques. Ce sont des entreprises qui ont déjà développé ce genre de projets en Espagne et qui peuvent ainsi répondre à la demande des nombreux gouvernements de la région qui cherche à transformer de manière durable leur matrice énergétique.“

 

Tendance d'investissements des entreprises espagnoles en Amérique latine en 2024
Tendance d'investissements des entreprises espagnoles en Amérique latine en 2024/IE

 

Lepetitjournal: Pour aller plus loin, quelle place pour les relations intercontinentales, ici entre l’Espagne et l’Amérique Latine, à l’heure ou de plus en plus d’experts préconisent une économie plus locale, avec des chaines de productions moins divisées pour réduire nos émissions de gaz à effets de serre et ralentir le réchauffement climatique?

Pr Martínez Lazáro:  “Il est difficile de répondre à cette question. Je pense qu’il y a de plus en plus de pays en Amérique Latine qui cherchent à se développer économiquement tout en minimisant leur impact environnemental, ce qui coïncide avec l’agenda espagnol et européen de décarbonisation pour atteindre les objectifs fixés pour 2030 et les accords de Paris. Je pense que les gouvernements et les entreprises vont y travailler conjointement pour atteindre cette transition énergétique qu’il est sans aucun doute nécessaire d’adopter le plus rapidement possible.“

 

Lepetitjournal: Pour terminer, si vous deviez résumer en quelques mots pourquoi les relations économiques entre l’Espagne et les pays d’Amérique Latine sont si importantes?

Pr Martínez Lazáro: “Selon moi ces relations sont importantes pour préserver les liens culturels qui existent entre les pays d’Amérique Latine et l’Espagne, cette langue commune, cette culture commune et cette histoire commune. Lorsque les entreprises espagnoles ont démarré leur aventure à l’international au début des années 1990, elles ont trouvé en l’Amérique Latine le partenaire parfait. La région était alors dans une logique d’ouverture commerciale, de privatisation du secteur public et de libéralisation des activités. Cela a permis aux entreprises espagnoles de se développer à l’international tout en contribuant au développement économique des pays d’Amérique Latine. Ces relations se sont développées au fil des années ce qui fait que les entreprises espagnoles représentent aujourd’hui le premier, deuxième ou troisième vivier d’investissement dans la majorité des pays de la région. Et je terminerais en ajoutant que ce ne sont pas des relations à sens unique, de plus en plus d’entreprises latino-américaines, brésiliennes, mexicaines, argentines, chiliennes utilisent l’Espagne comme un laboratoire d’apprentissage et une porte d’entrée vers le marché européen.

Les conclusions du XVI rapport de l’IE University sur les investissements espagnols en Amérique Latine sont donc plutôt positives. Les entreprises espagnoles semblent pouvoir continuer de profiter des avantages économiques des différents pays de la région, relativement épargnées par les crises politiques internationales, mais en proie à de nombreuses problématiques domestiques et régionales.