Édition internationale

Berlin queer, encore et toujours fière

On pourrait croire que la liberté est acquise, que la tolérance n’est plus à défendre. Mais dans un monde où les droits reculent plus vite qu’ils n’avancent, Berlin fait figure d’exception. Pour beaucoup, c’est une ville où l’on peut encore souffler. Être soi, aimer qui l’on veut, marcher la tête haute. Dans cette enclave queer aux mille visages, la liberté n’est pas un luxe : elle est vitale, revendiquée, vécue.

collectif queer berlin collectif queer berlin
© Jane Lool - Collectif Allesbien
Écrit par Eva Cahanin
Publié le 22 avril 2025, mis à jour le 23 avril 2025

Certains d’entre vous se souviennent peut-être de cette sensation étrange : poser le pied à Berlin et sentir, d’un coup, que l’on peut relâcher ses épaules. Ce n’est pas seulement une question de décor, de rues larges comme des promesses ou de graffitis éclatants. C’est autre chose. Une tension qui s'évanouit sans qu’on ne s’en rende compte, comme lorsqu’on quitte une pièce trop étroite pour la première fois. Une respiration. Comme si la ville disait sans un mot « Ici, tu n’auras pas à t’excuser d’exister. » 

Et pourtant, comment ne pas trembler ? Comment ne pas sentir la peur, sourde, rampante, qui traverse les frontières ? Ailleurs, les murs se dressent, les voix s’éteignent. Aux États-Unis, les livres s'effacent des étagères comme des vérités trop lourdes à porter. Les transidentités sont gommées des manuels, pour mieux contrôler les esprits. En Hongrie, les lois serrent les cœurs, bâillonnent les baisers. En Italie, on invisibilise des familles entières, comme si l’amour devait rester conforme pour exister. Et l’Europe, vacille elle aussi, titube sur les acquis, oublie ses combats. 


La peur a changé de visage : elle ne crie plus, elle chuchote. Elle se glisse dans les urnes, dans les discours politiques, dans les sourires qui trahissent. Et avec elle revient ce vieux vertige, celui que l’on pensait révolu : le doute, la honte, la solitude. Alors je suis venue interroger Berlin. Non pas comme on interroge une carte ou une capitale, mais comme on interroge un vieil ami dans la tourmente. Est-ce que tu vibres encore ? Est-ce que la communauté queer vibre encore ? Et la réponse m’est parvenu dans les regards qui osent, dans les voix qui s’engagent, dans les corps qui se lient sans craindre d’être brisés. Berlin n’est pas parfaite. Mais elle résiste, à voix haute.

 

Héritage de la capitale gay

Entre ses friches urbaines et les ombres dansantes de ses clubs, Berlin porte les cicatrices d’un passé queer à la fois glorieux et tragique. Dès les années 1920, la ville vibrait déjà au rythme d’une vie homosexuelle foisonnante. Sous l’impulsion du sexologue Magnus Hirschfeld, qui a fondé le premier Institut de sexologie au monde en 1919, Berlin fut le berceau d’une révolution inédite. Des scientifiques du monde entier venaient visiter cet établissement. La capitale allemande, surnommée alors la capitale gay, était le portrait d’un savoir militant, d’une visibilité assumée. C’était l’époque où les cafés homosexuels pullulaient à Schöneberg et où les drags régnaient sur les scènes. 

Mais ce souffle de liberté fut brutalement interrompu. Le régime nazi anéantit cet élan, enferma les homosexuels dans des camps, fit brûler les archives de Hirschfeld, et laissa planer sur l’identité queer une chape de silence et de honte. 

En 1968 l’homosexualité est dépénalisée en RDA, puis en 1969 en RFA. Berlin redevient alors un aimant et un refuge. Les communautés queer repeuplent petit à petit les interstices, réinventent les alliances. C’est en 1979 que la première Pride - ou Christopher Street Day- est organisée à Berlin avec 400 participants. Année après année, la Pride berlinoise s’est imposée comme un symbole fort de visibilité et de résistance. Aujourd’hui, elle est devenue l’une des plus emblématiques d’Europe, rassemblant chaque été des centaines de milliers de personnes venues célébrer la diversité, revendiquer des droits, et faire de la rue l'espace des fiertés.

Nous sommes allés à la rencontre de quelques membres francophones de la communauté LGBTQIA+ berlinoise pour recueillir leurs visions et témoignages sur le Berlin queer d'aujourd'hui. 

Allesbien : les marges réinventées

Allesbien voit le jour en 2022, sous l’impulsion de Charlotte, franco-allemande. Juste après le grand silence de la pandémie, quand le monde peinait à reprendre son souffle. À Berlin, Charlotte a senti que quelque chose manquait : un espace pour les lesbiennes et les personnes queer qui ne se reconnaissaient pas dans les mouvements dominants, souvent centrés sur les hommes gays, comme le populaire collectif Bleu Blanc Rose. Il ne s’agissait pas de faire concurrence, mais de compléter, d’élargir. 

Car si Allesbien est né, c’est pour rendre visibles d’autres réalités, d’autres corps, d’autres voix. L’ambition est simple, mais cruciale : créer un lieu de joie, de rencontres et de lutte. Le but est de proposer une scène queer indépendante, locale, avec des événements à taille humaine. Le collectif voulait créer des espaces qui ne soient pas uniquement festifs : trop souvent, quand on cherche un événement queer, on tombe sur une rave ou un bar — comme si être queer, c'était forcément faire la fête, alors que la communauté a aussi besoin de lieux pour se rencontrer autrement. Allesbien est finalement un espace où l’on peut exister sans concession, parler sans être corrigé. Très vite, le projet a grandi. Il n’y a pas d’adhésion officielle : ce qui compte, c’est le désir de participer.

Le collectif se définit comme lesbien et bi, tout en embrassant une vision profondément intersectionnelle. Les identités de genre ne sont pas un filtre mais une richesse. Allesbien refuse de reproduire les exclusions que tant d’espaces dits “lesbiens” perpétuent, souvent malgré eux. Ici, il n’y a pas de tolérance pour la transphobie – pas même sous couvert de féminisme. Au contraire, les femmes transgenres, les personnes non-binaires, les queers tout simplement, trouvent un accueil sincère. “Notre lesbianisme est indissociable de la queerness”, peut-on lire dans un des posts que le collectif partage. Et cette phrase résonne comme une boussole. Chez Allesbien, le mot “lesbienne” est réapproprié, arraché aux rhétoriques féministes excluantes, pour redevenir ce qu’il a toujours été : un cri d’amour, malgré tout emprunt de politique. 

En septembre 2023, Allesbien a organisé la première édition du Dyke* Festival Berlin – un week-end incandescent, joyeux et profondément queer. L’objectif ? Rassembler la communauté dans toute sa diversité, de Paris, d’Europe et d’ailleurs. Performances, lectures, ateliers, débats : le talent lesbien est mis à l’honneur. 

Derrière les paillettes, une organisation en coulisses, entièrement bénévole. L’équipe se répartit les tâches entre programmation, communication et gestion budgétaire. Tout est pensé avec soin : inclusion linguistique (allemand, français, anglais), accessibilité financière, collaborations avec artistes locaux et collectifs militants. 

D’ailleurs, quelques dates sont à noter. Le 28 avril, une soirée de soutien se tiendra au bar Möbel Olfe – chaque verre servira à financer le prochain festival. Le même soir, en collaboration avec MonGay, Allesbien co-organise la première du film français Les Reines du Drame au Yorck Kino. Et le 7 mai, une soirée “drink & crafting” est prévue au bar Kallash&, où chacun pourra créer en sirotant, tout en soutenant le collectif par donation.
 

atelier du collectif allesbien
© Mattia Spich

 

Ce qu’on ne dit plus, ce qu’on peut être 

Après la fête et le militantisme organisé, il y a aussi la vie, les exils choisis, les remises en question intimes. Ce n’est plus la foule, mais la voix d’une jeune femme qui parle pour beaucoup.

Camille, étudiante française venue de Lyon, fait partie de cette jeunesse queer pour qui Berlin représente une forme de refuge doux, où il est enfin possible d’habiter pleinement son identité. Ni militante encartée, ni membre d’un collectif précis, elle incarne cette part plus discrète, mais non moins essentielle de la communauté : celle qui cherche à vivre, tout simplement.

À Lyon, la scène était très petite. Engagée, mais étroite. Il y avait peu d’espaces véritablement queer-friendly, beaucoup d’endroits pensés pour les hommes gays ou très mainstream. Et puis Lyon reste une ville marquée par une certaine droite dure, une tension palpable. Berlin, à l’inverse, s’est imposée comme une évidence pour la jeune femme : un espace d’expérimentation, de respiration. La densité de la ville, la dispersion de la communauté dans les quartiers comme Neukölln ou Kreuzberg, l’omniprésence d’indices visibles — drapeaux, bars comme le Silver Future, couples dans la rue — créent un climat singulier.

 « Ici, on ne cherche plus. C’est là, partout. Et ça change tout. »

Ce n’est pourtant pas l’utopie parfaite. Camille parle d’un double tranchant : la facilité d’être soi mais aussi la difficulté, parfois, de trouver un cercle. Car être queer ce n’est pas excluant, c’est seulement une autre grammaire. Elle regrette parfois un manque de connexions sur une subculture, un langage, une manière de parler des émotions qu’elle partage plus avec des amis queers. 

Dans cette nouvelle vie berlinoise, Camille joue davantage avec les codes. Elle ose. “En France, j’avais l’impression de devoir montrer, de prouver. Si tu ne le disais pas, on partait du principe que tu étais hétéro. Ici, je me sens libre de brouiller les pistes. J’explore plus le masculin, le féminin. Je ne me demande plus comment je vais être perçue. » 

Mais on oublie parfois que Berlin est une bulle.

« Ma copine qui a vécu à Berlin avait beaucoup moins conscience du risque que c’est d’être queer en 2025 ailleurs qu’à Berlin. » 

Elle parle de l’Italie, de la Hongrie, de ces pays où les tensions resurgissent, où les droits qu’on croyait acquis vacillent. C’est un équilibre fragile, un château de cartes. Et quand il s’effondre, ce sont toujours les mêmes qui tombent en premier : les plus précaires, les personnes racisées, puis les femmes. En France, les personnes trans sont les plus exposées, mais personne n’est vraiment à l’abri. La perte de droits suit un effet boule de neige — elle commence toujours quelque part, et finit par tout emporter. Elle note d’ailleurs que l’Allemagne, si accueillante sur certains plans, reste en retard sur d’autres. La PMA, par exemple, n’est accessible qu’aux couples mariés. 

Ce qui sauve, peut-être, c’est la représentation. Les visages. Les récits. Les Allemands et les Allemandes exposent moins leur vie sur les réseaux. Il y a moins de haine, c’est vrai, mais aussi moins de modèles. Et pourtant, se voir, se lire, est essentiel pour se comprendre. Pour être soi. 

Ainsi, Berlin reste cette promesse incandescente, un refuge pour ceux qui souhaitent se dire au monde pleinement. Mais, dans son éclat, il ne faut pas oublier que la liberté n’est pas éternelle, et que la fragilité de ces espaces qui nous sont chers ne se mesure qu’au fil des batailles menées chaque jour. Heureusement des collectifs comme allesbien et la jeunesse queer de la ville entretiennent cette flamme avec la même ardeur que celle qui les unit. 

 

Pour recevoir gratuitement notre newsletter du lundi au vendredi, inscrivez-vous !
Pour nous suivre sur FacebookTwitter, LinkedIn et Instagram.

Sujets du moment

Flash infos