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Les démons de l’Histoire, le spectre de la haine encore vivant à Berlin

Berlin, ville où le passé se cache à chaque coin de rue. En vivant dans la ville, on découvre que comprendre l’histoire de la haine n’est pas une option, mais une nécessité.

Le travail rend libre grille camp Le travail rend libre grille camp
©Pexels
Écrit par Clara Giraud des François
Publié le 20 janvier 2025, mis à jour le 21 janvier 2025

 

Une ville imprégnée de mémoire

Berlin, une ville qui respire l’histoire, parfois dans le murmure de ses rues pavées, parfois dans le silence de ses monuments. Mais lorsqu’on y vit, on apprend à traverser les couches de mémoire et de souffrance qui imprègnent ses fondations, sans vraiment les voir. Parfois, on oublie : si visiter Berlin est une chose, y vivre en est une autre. On s’habitue au métro boulot dodo, le train-train quotidien, le cerveau conditionné par les informations dont il a besoin et surtout celles que l’on lui donne. Mais comprendre n’est pas repoussé, et quand il le faut, il le faut. Le quotidien fait parfois oublier que sous nos pieds, là où l’asphalte se mêle aux pavés, des millions d'histoires se sont écrites dans la douleur, le sang et l’oubli. Car vivre à Berlin, c'est bien plus qu'une visite touristique, c'est un apprentissage quotidien, une prise de conscience constante des cicatrices laissées par un passé lourd, parfois trop lourd.

 

La quête du comprendre

Il y a des moments où l’histoire ne vous attend pas. Pour moi, tout a commencé à dix ans, dans la chambre de mon grand frère. Un livre, une couverture à rayures. Je ne savais pas encore qu’en ouvrant ce livre, je déclencherais une quête intérieure. Un besoin viscéral de comprendre : pourquoi ce chapitre de l’histoire ? Pourquoi les livres d’histoire nous en parlent-ils si tôt, comme si c’était une norme ? À l’école, on nous enseigne cette période comme une fatalité, un fait inscrit dans la pierre de l'Histoire. Mais en grandissant, on réalise que comprendre ne signifie pas accepter sans questionner. C’est un chemin sinueux, un chemin qui nous oblige à regarder la vérité en face, même quand elle est insupportable.

C’est l’histoire d’un petit homme coiffé avec la coupe des choristes et une moustache minuscule, capable de rassembler des milliers de gens dans un tourbillon de propagande et de haine, une haine de l’humain et de ses différences. Ce petit homme, bourreau de millions d’innocents, portait le nom d’Adolf. Mais vous le savez déjà.

À mesure que les années ont passé, ma curiosité a grandi. Les films, les livres, les documentaires, tout ce qui pouvait nourrir cette recherche m’a attirée. Le film La liste de Schindler, sa bande son, est devenu une mélodie qui me suivait partout comme une petite musique sinistre et poignante. Puis, un jour, j’ai pris la décision de me rendre sur place, là où tout avait commencé à se détruire : un camp de concentration. Sachsenhausen-Oranienbourg, un nom froid, une histoire de mort. Nous voilà ce dimanche dans un bus bondé de touristes espagnols, et moi, perdue dans un flot d’explications incompréhensibles. Je ne pipe pas un mot, moi qui ai fait allemand LV2. Au bout de dix minutes, les explications en anglais fusent, roulées avec un accent espagnol qui me fait douter de mes capacités anglophones, mais aussi de mes capacités auditives bien avant l’heure. Le bus s'arrête. Comme unique hôte des lieux, le croassement des corbeaux, et un froid qui n’est pas lié à la température glaciale de l’air, mais à l'atmosphère qui imprègne les lieux.

 

Quand le passé crie encore

Le camp est là, imposant, presque écrasant, tout de béton et de solitude. "Arbeit Macht Frei", ces trois mots sur les grilles résonnent comme un cri muet, comme une fausse promesse. Une promesse de travail, de rédemption, mais en réalité un leurre. Derrière ces murs, des milliers d’âmes se sont éteintes, broyées par une machine de haine et de folie. Les bâtiments ne sont plus là, mais l’air est encore chargé de souffrance, de cris et de silences qui ne s’effacent pas.

 Cela pourrait recommencer - Amelia

Amelia, la guide, nous raconte les conditions inhumaines de ce camp. Les prisonniers, raides et privés de tout, forcés à vivre dans la douleur et la terreur, affrontaient l'humiliation tous les jours. "Le dimanche était le jour du foot", dit-elle, presque comme une note d’espoir dans cette mer de souffrance. Comment ces hommes, déshumanisés à l'extrême, ont-ils pu trouver un semblant de dignité dans une balle qui roule sur du gravier ? Il fallait s'accrocher encore au peu d’humanité à sauver, même dans le plus grand abîme.

Les murs du camp murmurent une vérité qui ne peut être ignorée : "Cela pourrait recommencer". Cette phrase prononcée par Amelia plusieurs fois résonne en moi comme un avertissement. Tout d'abord, je n'ai pas bien compris ce qu'elle disait en anglais, puis j'ai compris, aux yeux perdus dans la contemplation du sol des autres visiteurs, ce que la guide voulait nous faire entendre. La haine, l’exclusion, l’intolérance, ces démons qui n’ont jamais disparu, se cachent, se déguisent, se transforment. Aujourd’hui encore, des partis politiques en Allemagne, comme en Europe, diffusent des messages de haine, divisent les populations et excluent ceux qui sont perçus comme différents. Il y a peu l’extrême droite allemande distribue des tracts anti-migrants sous forme de billets d'avion, comme une invitation à "partir" plutôt qu'à vivre ensemble. Un autre, sur le néonazisme, nous rappelle que ces idéologies n’ont pas disparu : elles se cachent, elles se réinventent, mais elles sont toujours là, en silence.

 

L’exclusion nouvelle génération

La vérité est là : si nous ne regardons pas ces lieux de souffrance, si nous ne comprenons pas les mécanismes de la haine, nous risquons de répéter les mêmes erreurs. L’exclusion, la division, les mensonges... tout cela peut nous mener à la même tragédie. Si chaque citoyen, chaque enfant, chaque adulte, avait l’obligation de visiter ces camps, peut-être comprendrait-on l’importance de l’humanité, de la tolérance, de la diversité. Des pertes que cela a pu causer auparavant. Nous reproduisons lors de nos premiers mots ce que l'on entend de nos parents, de notre entourage. À l'école, on s'instruit via nos enseignants. Dans l'école de la vie, on s'instruit avec nos propres outils, notre propre capacité d'instruction. Nous reproduisons sans cesse ce que d'autres avant nous ont produit. Une industrie de la vie. Mais sommes-nous obligés de reproduire des événements tels que ceux-ci ?

 

Plus qu’un mémorial, un appel

Aujourd’hui, nous devons nous interroger : comment avons-nous laissé cette haine refaire surface sous de nouvelles formes ? Comment avons-nous permis que des discours d’exclusion soient à nouveau acceptés par une partie de la société ? Peut-être que si nous allions tous voir, tous comprendre cette douleur, cette souffrance, nous serions moins enclins à répéter l’histoire.

Sachsenhausen n’est pas seulement un lieu. C’est un avertissement. Un message. Un appel à ne jamais oublier ce que l’homme est capable de faire au nom de la haine, au nom de la peur. Si nous nous en souvenons, si nous luttons pour ne pas laisser cette ombre grandir à nouveau, alors nous pourrons peut-être éviter que l’histoire se répète.

 

 

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