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Nouvelle : La villa du passé

« La villa du Passé » fait partie du projet de 14 nouvelles d’Emmanuel Pezard que le Petit Journal se propose de publier. Emmanuel, passionné par leurs histoires, les ayant souvent et longtemps arpentées, en se fondant sur des archives, a imaginé « ce qu’elle auraient pu être » et surtout, « ce qui aurait pu s’y passer ». Entre fictions et réalités historiques, leur but est de voyager dans le temps en traversant un siècle d’histoire, et de faire revivre ces villas malheureusement détruites et dont même les ruines, petit à petit disparaissent.

La villa du passé  6La villa du passé  6
Écrit par Emmanuel PEZARD
Publié le 22 juin 2024

La villa du passé  

Novembre 1950

Souvent la passion s’enfouit petit à petit sous le linceul de l’oubli. Et les rêves passés laissent place à la réalité. Voilà comment je t’ai aimée, puis effacée.

 

Lundi

   Je regarde notre parc. Jardin, arbres et fleurs, mais c’est comme si tout était perdu, plus de saveurs. Les bougainvilliers aux trois couleurs… les jasmins n’ont plus les mêmes parfums en ce triste matin... le rouge des flamboyants est sang, tristesse, non plus ce paradis parfois ocre ou bordeaux, paisible. Et mes roses, pétales et belles déesses, semblent moroses, fades et impassibles…

   Je suis rentré hier de Phnom Penh dans notre villa à Kep, seulement une urne dans les bras. Seulement tes cendres et tes poussières. J’ai dormi dans le pavillon de bois, après y avoir bu, pleuré et gémis comme un chien à l’aboie.  

  Tout n’est plus que trépas et bientôt des souvenirs vagues, dans les flux de la mer, que nous aimions tant contempler de concert, y nageant parfois, même de loin : trois absinthes et nous étions dans les flots de l’océan vert.

 

Mardi

   J’écris des missives aux chefs des plantations, j’envoie des télégrammes aux intermédiaires, je fais prévenir les relais, partenaires, j’ordonne, je plastronne, je suis le patron de « La compagnie des opiums pour Kep et Kampot », j’en suis le despote. Que des employés, des ruffians, des trafiquants ! Mais ne suis-je pas un beau salaud d’antan ? Pour toi j’ordonne une pause dans le trafic ! Tout le monde autour se met à douter et tout le monde a peur de perdre du fric. Je me protège grâce au chantage, mes dossiers, mes connexions, mes protections, la corruption… ils n’ont tous qu’à venir me manger le croupion !

   J’ai besoin d’être seul pour te pleurer, rire et bon, t’engueuler ! Mais toutes tes baffes me manquent aussi, qui me claquaient la face quand j’étais con.

    Pour toi, pendant quelques heures, ta mémoire fait arrêter les machines de l’Indochine. Plus de coffres, plus de pipes, plus de banques : pour toi j’ai stoppé le temps, jusqu’à demain. Quand tout recommencera.  

 

Mercredi

   Je meurs dans le silence de ce lieu sans toi. Villa immense remplie de ton vide. Je fais un inventaire à l’après-verre, avide de vin, seul avec moi.

   Chaque objet est un reflet dans nos miroirs. Dans la bibliothèque, tes beaux livres, et dans tous nos flacons toutes nos ivresses. On aimait les verres à vin, pleins à y vivre, et jouir des tanins, de leurs douces caresses.

   Il y avait tes jeux d’échec, de majong, de dames, tes petits bouts de bois, tes souvenirs de femme, les photos de ton enfance, les moments de liesses, gravés sur le papier de tes drames.

   Tu collectionnais les œuvres d’art bizarre, en couleurs ou en noir-et-blanc d’antan, aimant les collages, les montages, les trucs à part, Angkor Wat et l’empire Khmer, il y a si longtemps. Tu vivais au présent, douce folie sur l’échiquier.

villa du passé

 

   Pour la maison, ses alentours, ses atours, tu avais décidé des couleurs des carreaux, de la courbe des rambardes, des faïences des escaliers, du nombre de marches.

   Il y avait au fond du jardin une sorte de Stupa, en son sein sur des étagères, tes pliures de papier, cet origami, passion secrète en ton arche, et les cendres de tes ancêtres.   

   Je regarde tes plantes, domestiques ou sauvages, tes pots d’herbes, me souviens comment tu traçais tes sentes, alors même que je jouais avec mes verbes, entre deux demandes de tabassage, règlements de comptes, mises-au-poing.

 

Jeudi

   J’ai cédé à l’appel des tendres boulettes, elles fondent en douceur dans le foyer de ma pipe. Les matelas sont moelleux et tu es là, je t’aperçois un peu étrange en plein trip. Tu voles dans l’atmosphère diffuse, flottes, en bulles légères dans l’air ouaté, toujours aussi belle, toujours aussi confuse, présence/absence dans mes rêves éthérés. 

   Je suis dans la courbe de tes seins, dans la bourbe de ta folie, au piège de tes desseins, otage volontaire de tes délires en pleins et déliés.

   On se promène à Kep, sur sa plage, on nage dans la baie, sans âge, ivres faits, fous immortels dans les vastes fumées, souvent joyeux parfois funèbres.

   J’aime les rituels et les cérémoniels que nous savions partager ensemble entre deux ciels, les drogues qui ne nous empêchaient pas de nous aimer.

   Je n’arrive pas à t’imaginer morte, absente de cette maison qui était nôtre, de cette géographie commune qui nous lie, je n’arrive à t’effacer de ma vie.

   Tu erres tout autour de moi et de ma sphère, fantôme abstrait de mes nuits défaites, goule parfois inquiétante mais surtout amoureuse, qui traîne ici et là comme âme qui m’aère ou me ferre. Tu es seule et en même temps toute une foule, souvent apaisante, parfois délicieuse. 

   Je ne sais plus quel jour on est, ni quelle année. Je cajole juste un peu mes pistolets… Je pense à un suicide onirique, mes cendres dans le Golfe de Siam, mon corps enfin détaché de mon âme, un délire opiacé extatique.

 

Vendredi

   Je me souviens des plans de cette terrasse… Je voulais des diagonales folles, et qu’on casse tous les angles logiques, et les classiques et les standards… faire fi et foin des basiques. 

   Casser les vieux postulats, un art nouveau et des perspectives anachroniques ! Des ponts plutôt que des couloirs, de l’erratique moderne, de la superstition, du hasard malmené par les fils de mes idées folles et parfois noires !  

   Nous buvions notre saoul avec l’ami architecte, nous nous évadions avec ses étudiants, ses secondes-mains, ses ouvriers : il fallait de la fusion, une immersion cohérente… les éléments clefs de l’animisme… un grand bordel, un beau séisme, quelque chose de vrai, une folie déli-riante, un espace qui serait complicité, prisme, et miroir de nos reflets, amour sans ri’s’me plein de risques.  

 

La villa du passé

 

   Nos pilotis étaient en ciment, nos toits en terrasses. Un grand capharnaüm cubique. Mes grands et gros clients des compagnies de l’Opium adoraient notre création, simple dans son délirium.  Nos balcons étaient en cercles, face à la baie, dos aux arbres, aux collines et aux forêts. Nous avions les vents de face, d’Est et d’Ouest, d’autres côtés plus complexes, qui nous offraient de la douceur, un peu de frais.

   Nous avions ensembles pensé notre folie, cette demeure seule en son monde, démesurée, qui était notre enfant, sorte de panacée, aboutissement de visions répétées.   

   Notre villa nous incarnait, dernier pied bot d’un diable boiteux, qui à cloche-pied nous a toujours accompagné, tel deux alexandrin un tantinet piteux.

 

Samedi

    J’ai tout délégué à Eric. C’est la première fois. J’ai tamponné et signé la procuration. C’est lui maintenant qui a tous les droits… Le chef, le patron… qui prend les décisions. C’est une signature de sang. Provisoire tu l’entends…

  Car moi c’est des vacances que je prends... Pas pour partir, mais bien au contraire pour être avec toi dans notre villa. J’accomplis des rituels.

   Dans la cave à vin je te laisse choisir et je bois à ta santé un verre de Chablis, sur la terrasse au lever du soleil, car en effet, parfois nous gardions le café pour le coucher… Dans la bibliothèque je prends les livres que tu avais lu au moins deux fois, pour moi-même les relire, parfois à haute voix. Le gramophone grésille du Lady Day qu’accompagne Lester Young : tu vois, rien ne m’échappe… Je fume ton opium, les après-midis de brise, allongé sur le côté et non sur le dos, face à la mer et non au toit, je fais tout comme toi, comme un acte de foi...

   Une heure par jour, parfois au petit matin, parfois en fin de journée, j’arrose le jardin, par parcelle. J’ai mis le jardinier en congé, tout le personnel, il n’y a plus personne, que moi et ton fantôme.

   Je cuisine avec les herbes que tu aimais, le riz est gluant et les plats épicés, je mange des mangues à tous les desserts. Je fais sauter au poivre vert et mijoter aux rouges, je suis tes recettes à la lettre, j’applique tes petits secrets. Je me régale… je me régale puis je m’ennuie. Je perds l’appétit… Et déjà petit à petit je t’oublie…

  

Dimanche

   Eric est passé me voir. Avec Damien et son frangin. Ils ne t’aimaient pas beaucoup ces deux-là. Ils trouvaient que tu prenais trop de place dans ma vie, que tu floutais mon quotidien, interférais de trop dans mes choix.

   Les nouvelles sont moyennes. J’ai pu tenir le temps que j’ai pu pour te rendre hommage, mais il faut que je m’en retourne aux affaires.

   La régie est sur mon dos. Je dois me reprendre. Il est temps de t’oublier. Les petites boîtes en laiton, de vingt grammes à cents, ont besoin de mes tampons, les réseaux de mes complicités et affinités avec les cultivateurs, les transporteurs, les transformeurs, les emballeurs : la chaîne a peur et réclame le retour de mes bons offices de négociateur et d’organisateur.

   Tu sais ma chérie, on parle en milliers de piastres, et je suis fier de les avoir fait plier une semaine. Enfin, six jours…

   Si ça peut te consoler du fait que je t’oublie, tous nos amis te passent le bonjour, te souhaitent un séjour apaisé au royaume des cieux et de Dieu, ou de Bouddha ou même de Shiva... Cette belle bande de salopards cyniques, dont je suis le boss, ont gardé leur sens de l’humour. On en revient aux choses sérieuses !

 

La villa du passé

 

 

Lundi

 Je suis au bordel des frères Priapo, originaires de Corse. J’ai décidé de tourner la page avec trois putains, histoire de me détendre, avant de reprendre les affaires en mains et de me trouver une nouvelle femme, un peu plus jeune, qui pourra me donner des enfants.

   L’amour, la nostalgie, la mélancolie, les rêveries n’ont qu’un temps, surtout quand on aime à chevaucher le dragon, et qu’on en tient les rênes… 

 

Phnom Penh le 31 Mai 2024

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