L’un est né à Saint-Louis, dans le Missouri ; l’autre a grandi au Congo et a étudié à Washington. Rien ne semblait devoir réunir James Natsis et Patrick Litanga. Et pourtant. C’est à Louisville, petite ville du centre-est américain, qu’ils ont lancé en 2021 un podcast entièrement francophone. Une initiative inattendue, qui fête aujourd’hui son centième épisode, et qui témoigne d’un attachement profond à une langue, une culture et une manière d’être au monde. Rencontre avec deux passeurs de voix francophones en terre anglophone.


Une amitié née au détour d’une bibliothèque
C’est en 2015 à la bibliothèque Iroquois, dans un quartier populaire de Louisville, que tout commence. Patrick, doctorant en relations internationales, d’origine congolaise, pousse un jour la porte du Cercle français local. « Je me suis rendu compte que la personne qui dirigeait le cercle avait étudié à la même université que moi. Naturellement, nous nous sommes liés d’amitié. »
Jim, qui animait alors l’initiative, se souvient : « Il m’a dit qu’il venait du Congo et qu’il écrivait sa thèse. J’ai tout de suite senti qu’on avait des choses à faire ensemble. »
À partir de là, une complicité s’installe, nourrie par leurs parcours contrastés, mais reliés par un même amour de la langue. Jim n’a pas grandi dans un foyer francophone – il est d’origine grecque, mais a appris le français sur le tard, lors d’un séjour en Europe, puis consolidé sa pratique au Tchad. Patrick, lui, a reçu toute son éducation en français au Congo, avant de vivre en Afrique du Sud, puis aux États-Unis depuis plus de 20 ans.
Les balados : un espace pour une autre Francophonie
Le podcast naît quelques années plus tard, dans l’idée de « donner de l’espace à la langue française », dans un environnement où elle reste largement minoritaire.
« On ne parle pas français comme au Congo, en France ou au Québec, mais comme à Louisville, Kentucky »
Ce ton modeste mais déterminé résume bien leur démarche : documenter, raconter, relier des parcours francophones là où on ne les attend pas.
Chaque épisode, enregistré dans un café, un parc, un salon ou parfois en visioconférence, reflète la diversité des expériences francophones américaines. « Il y a une Francophonie discrète ici, cachée dans les marges. Des enseignants, des migrants, des lycéens, des retraités. On veut leur donner la parole », insiste Jim.
Résister à l’effacement
Leur démarche est aussi profondément existentielle. Patrick n’hésite pas à parler de « peur » lorsqu’il réalise, un jour, qu’il ne comprend plus un sous-titre en français dans un film. « J’ai eu comme une alerte intérieure : je suis en train de perdre ma langue. Et perdre sa langue, c’est perdre une part de soi. »
Cette résistance à l’effacement linguistique prend chez Jim une dimension politique : « Il ne s’agit pas de rejeter l’anglais, mais de refuser qu’il soit la seule langue. On peut faire entendre autre chose. » À travers ces balados, ils affirment que le multilinguisme n’est pas un luxe, mais un droit culturel fondamental.
Une dynamique fondée sur la complicité
Leur duo fonctionne sur une alchimie faite de respect, d’humour et d’écoute. « Nous avons un dynamisme particulier. Il vient d’Afrique, je viens des États-Unis. Il a appris l’anglais tard, moi le français. On se complète », sourit Jim. Ensemble, ils accueillent des invités de tous horizons, sans hiérarchie : un lycéen qui fredonne une chanson, une professeure de français, un réfugié haïtien, un ancien diplomate. « Ce n’est pas un programme universitaire. On veut des récits de vie. »
Et surtout, ils refusent le cloisonnement. « Notre Francophonie n’est pas un club fermé. Elle est traversée, hybridée, ancrée dans des réalités américaines. C’est ce qui fait sa richesse », insiste Patrick.

Une reconnaissance inattendue et touchante
Au fil du temps, leurs podcasts ont suscité un intérêt croissant. Ils ont été invités à des événements universitaires, mentionnés dans des conférences, sollicités par des enseignants. « Une fois, dans une école, on a demandé “Comment ça va ?” à une classe entière, et tous ont répondu en chœur, en français. On ne les connaissait pas, mais ils nous avaient entendus », raconte Jim avec émotion.
Leur travail a même été primé par une association d’enseignants de langues. Une surprise, et une reconnaissance d’autant plus forte qu’ils ne sont affiliés à aucune institution. « On n’a pas de budget, pas de studio. On a juste des micros, notre passion, et l’envie de transmettre. »
Semer la langue là où on ne l’attend pas
Derrière ce projet modeste, il y a une conviction profonde : « Chaque langue qu’on parle, c’est une manière différente d’habiter le monde. » En donnant la parole à ceux qui vivent leur Francophonie en silence, Jim et Patrick tissent un lien précieux entre les cultures, les générations et les continents.
« Ce qu’on veut, c’est créer des ponts. Relier les histoires d’ici à celles d’ailleurs. Montrer que le français vit aussi là où on ne l’attend pas, dans les écoles du Kentucky, dans les salons de migrants, dans la mémoire d’un enfant devenu adulte. »
Et si l’avenir de la Francophonie passait aussi par ces voix tranquilles mais tenaces, qui persistent à parler, à écouter, à transmettre — loin des centres, mais au plus proche du réel ?
Écouter leur premier épisode
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