La prestigieuse résidence artistique de la Villa Saïgon a fraîchement désigné ses nouveaux lauréats : Anne-Sophie Liban et Matthias Fortune. Ces deux acteurs et metteurs en scène aux travaux captivants se sont lancé le défi de tourner un documentaire en moins de 6 semaines.
Pour rappel, la bourse de la Villa Saigon, une institution renommée dans le domaine des arts contemporains, vise à établir des liens entre la jeune création contemporaine française et la scène culturelle vietnamienne. Chaque année, elle invite une dizaine d’artistes français à développer un projet de création en collaboration avec un partenaire culturel local, permettant ainsi l'exploration de nouvelles idées et la présentation du travail au niveau international.
Après avoir fait le portrait d’Olivier Dhénin Hữu — le lauréat précédent de la Villa Saigon — le Petit Journal a eu l'opportunité d'échanger avec Anne-Sophie Liban et Matthias Fortune pour en apprendre davantage sur leur projet artistique en tant que nouveaux lauréats de la Villa Saigon.
LPJ : Pouvez-vous nous parler de votre parcours professionnel ?
ANNE-SOPHIE : Matthias vient de la Drôme provençale et moi de Paris. Lui a fait l’École Nationale de Théâtre de Montpellier et moi l’École Internationale Jacques Lecoq. Quand on s’est rencontré, il y a 9 ans, nous avons créé le compagnie Homard Bleu et le F.A.T Festival, un festival de théâtre dans la Drôme provençale. Depuis notre rencontre, nous avons toujours jonglé entre l'organisation du festival d'un côté et la création de spectacles de l'autre. Et enfin, il y a un an, nous avons répondu à l’appel à projet de la Villa Saïgon.
LPJ : En quoi cet appel à projet vous a inspiré ?
MATTHIAS : On était venu en voyage au Vietnam en 2020, et depuis notre rêve était de travailler au Vietnam. Alors, quand on a vu l’appel à projet, c’était une évidence. On s’est remémoré notre voyage et on s’est questionné : Qu’est ce qui nous a marqué au Vietnam et que pourrions-nous créer là-bas ? Deux choses en sont ressortis rapidement : les Vietnamiennes et les arts martiaux ! Comparé à d’autres pays d’Asie du Sud-Est où nous avons voyagé, nous avons trouvé la personnalité et le caractère des femmes vietnamiennes si forts et singuliers ! À Hué, par exemple, nous avons une anecdote amusante à partager : alors que nous visitions un lieu d'accueil pour personnes handicapées mentales en compagnie de son directeur en journée, nous avons été amusés de constater, lors d'un dîner chez lui le soir, que ce n'était pas lui qui dirigeait la maison, mais plutôt sa femme et sa fille ! Et plus sérieusement, lors de nos visites au musée des femmes à Hanoi et au musée My Precious Heritage à Hoi An, nous avons découvert des cultures encore matriarcales et matrilinéaires. Bref, on a vraiment trouvé qu’il y avait quelque chose d’assez unique chez les Vietnamiennes.
ANNE-SOPHIE : Il était naturel pour nous de nous intéresser aussi aux arts martiaux, étant donné que Matthias se forme à la cascade et au Kung Fu, tandis que je pratique le Qi Gong. D’ailleurs, ensemble nous travaillons également sur un spectacle intitulé « Au nom du Père, du Fils et de Jackie Chan » où Matthias réalise une performance martiale. Il sera présenté cet été au Festival d’Avignon OFF. On est donc nous même assez fascinés par les arts martiaux, par leur globalité : il y a certes le corps, mais également une grande dimension spirituelle. Au-delà de la dimension sportive, les arts martiaux aident à l’épanouissement personnel et mental.
La pratique des arts martiaux au Vietnam
LPJ : Ainsi, l’idée d’en faire un spectacle est née ?
MATTHIAS : Exactement. L’idée est de lier la pratique des arts martiaux aux vietnamiennes. Mais pas n’importe quel art martial : le Vovinam Việt Võ Đạo. Ce projet se faisant au Vietnam, il était impensable de ne pas s'intéresser d'abord à cet art martial — son nom signifie littéralement « l’art martial du Vietnam ». Tous les pays ont leur art martial, que ce soit le Japon, la Chine, la Corée, l’Indonésie, etc. Mais, le Vovinam a quelque chose de particulier en ce qu’il est étroitement lié à l’histoire du pays. C’est un vrai trésor national, presque une religion. C’est d’ailleurs un art martial qui est le reflet de l’histoire de son pays en ce qu’il a été tourmenté, interdit, vendu. Tout cela, on ne s’en doutait pas.
ANNE-SOPHIE : Quand nous avons débuté nos recherches préalables en France, nous avons eu l’immense chance d’être mis en relation avec Danièle Thiều Thị Tân, maitre de Vovinam Việt Võ Đạo, historienne et ancienne détenue au bagne de Poulo Condor pendant la guerre. Nos discussions avec elle nous ont permis de comprendre à quel point la pratique du Vovinam a été essentielle dans sa vie notamment pendant l’enfermement et la torture. Elle a un parcours de résilience qui est exceptionnel et que nous avions envie de partager.
LPJ : Est-ce que votre projet a-t-il évolué au fil du temps ?
ANNE-SOPHIE : Oui, absolument. Initialement conçu comme une performance théâtrale, notre projet « Femmes & Vovinam » a évolué au fur et à mesure de notre immersion au Vietnam. Nous avons réalisé que les défis et la complexité de notre sujet nécessitent beaucoup plus de temps sur place et donc dans l’immédiat une approche différente. Ainsi, nous avons décidé de réaliser d’abord un court-métrage documentaire sur les femmes et les arts martiaux en général pour présenter nos découvertes et notre enquête.
MATTHIAS : C’est ça. Nous faisons face à certains défis. Ça a été très compliqué de rencontrer des pratiquantes du Vovinam qui acceptent de partager leur vie ouvertement. Et cela peut se comprendre. Lorsqu’on explique que l’on veut parler du Vovinam dans une pièce de théâtre, la possibilité que cet art martial soit un peu déformé, dénaturé ou détourné fait peur. Il y a également beaucoup de pudeur sur le fait de parler de soi. Nous sommes deux étrangers qui viennent parler d’arts martiaux dans le but d’en faire une pièce de théâtre alors que, comme nous l’avons dit, ici le Vovinam est presque une religion.
Documentaire sur les femmes et le Vovinam
LPJ : Êtes-vous tout de même satisfait de la tournure que prend votre projet ?
ANNE-SOPHIE : Tout à fait. Certes, au début il y a eu du stress. On s’est rendu compte que nous n’allions pas réussir à créer le début de notre spectacle en 6 semaines, non pas à cause du temps mais à cause de la matière, bien plus longue à réunir que nous l’avions imaginé. Mais, on a relativisé et on a trouvé une alternative qui nous convient et nous motive tout autant et qui sera surtout plus réalisable malgré les défis qui s’imposent.
MATTHIAS : Exactement. Nous avons transformé notre temps de création théâtrale ici en une résidence de recherche. C’est tout de même luxueux d’avoir ce temps pour recueillir des informations ! D’habitude nous faisons tout très vite alors revoir nos objectifs nous permet d’apprécier cette opportunité et ce cadeau de prendre deux mois pour la recherche.
Le projet final sera donc, dans un premier temps, de réaliser un documentaire à partir des témoignages de 5 femmes : Phung, Nga, Mai, Tan et Katt. La première a été la plus jeune prisonnière du bagne de Poulo Condor (Con Dao), les trois suivantes pratiquent le Vovinam à échelle nationale et la dernière est la première femme vietnamienne chorégraphe de combat au cinéma. Il nous reste cinq jours : un challenge !
LPJ : Quels sont vos projets futurs après la réalisation de ce court-métrage documentaire ?
MATTHIAS : Par la suite, nous envisageons de poursuivre notre exploration des thèmes abordés dans notre projet « Femmes et Vovinam ». Nous espérons développer une performance théâtrale en France qui s'appuiera sur nos découvertes et nos expériences au Vietnam. Pour cela, nous allons continuer notre travail de recherche et de création au Vietnam puis dans d'autres pays, afin d'explorer les différentes facettes des arts martiaux et de la condition féminine à travers le monde.
ANNE-SOPHIE : Il y aura donc d’autres épisodes sur les femmes et les arts martiaux ainsi qu'un spectacle de théâtre inspiré de nos interviews et de notre propre expérience. Actuellement intitulé « Vivre. Laisser Vivre. Vivre pour autrui », le titre est inspiré de l'une des devises du Vovinam.
LPJ : L’humour burlesque semblant être votre spécialité, pensez-vous pouvoir l’introduire dans une future pièce sur un tel sujet ?
ANNE-SOPHIE : Il est vrai que lorsque nous avons repensé à ce que ces femmes ont vécu, nous avons pensé que l’humour burlesque n’aurait pas trop sa place. Mais finalement, la manière dont elles-mêmes nous racontent les choses terribles qu’elles ont vécu, avec un tel détachement nous rappelle qu’il est possible et peut-être même bénéfique de créer un certain décalage. Et puis cela fait ressortir l’absurde de la violence.
MATTHIAS : D’autant plus que c’est notre ADN. Nous voulons garder cette dimension décalée. Et cela n’a rien à voir avec de la moquerie, ou n’a pas pour but de tourner ces témoignages en dérision, bien au contraire ! C’est gestuel avant tout. C’est comme pour le spectacle « Au nom du Père, du Fils et de Jackie Chan » dont nous avons parlé plus tôt : l’humour de Jackie Chan évite de montrer de la violence extrême et pourtant il ne fait que se battre. C’est ça le décalage !
Jeudi 25 avril, Anne-Sophie et Matthias présenteront leur documentaire à l’IDECAF à 18h.