Diplômée de l’Université Galatasaray ainsi que de Sciences-Po Paris, Pınar Dost Niyego est chercheuse en Histoire contemporaine. Elle vient de publier Le bon dictateur. L’image de Mustafa Kemal Atatürk en France (1919-1938) dans lequel elle revient sur une période pendant laquelle France et Turquie ont une histoire particulièrement liée. Lorsqu’Atatürk apparaît dans le paysage politique turc, il ne laisse pas les Français indifférents. Lepetitjournal.com d’Istanbul a rencontré l’auteure pour en savoir plus.
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Pourquoi un livre sur l'image d'Atatürk en France ?
Pınar Dost Niyego (photo ABG) : Ce livre est le fruit d’un travail universitaire en histoire du XXème siècle à Science Po Paris. Puisque je venais de Turquie, mon professeur m’a proposé de faire une recherche sur ce sujet. Au départ, en tant que Turque, je me suis dit “je dois encore travailler sur Atatürk ?!”. Mais j’ai vu que travailler sur l’image est quelque chose de très différent, car il ne s'agit pas seulement d'étudier qui était l’homme et comment il était, mais comment et pour quelles raisons les autres le percevaient de la sorte. Plus j’ai travaillé sur ce sujet, plus je l'ai trouvé intéressant et je suis plutôt contente du résultat. Ce travail a été réalisé en 2002/2003, et ce n’est que 10 ans après que j’ai décidé de le proposer à la publication. Je n’ai rien modifié, une préface écrite par Alexandre Toumarkine a été rajoutée ainsi qu’une note de l’auteur où je décris la situation actuelle. Je n’ai pas souhaité changer l’introduction, car je voulais qu’on voie quelles étaient les perceptions vis-à-vis d’Atatürk étaient au moment où j'ai écrit mon étude.
Qu’en est-il aujourd’hui de la mémoire d’Atatürk en Turquie ?
J’en parle justement dans la note de l’auteur. Je constate que 10 ans après, l’héritage d’Atatürk est commenté très différemment. Lorsque j’ai écrit ce texte, il n’était pas possible de dire du mal d’Atatürk en Turquie. Vous pouviez notamment être emprisonné. Aujourd’hui, l’héritage d’Atatürk est remis en question, il est plus facile de le critiquer et il n’est plus un tabou comme autrefois. Toutefois, c’est toujours un sujet d'actualité. J’ai décidé de proposer ce travail à la publication, car cette année-là, un nombre record de personnes s’était rendu à la commémoration des funérailles d’Atatürk. Ceci est lié à ce qu’on appelle la polarisation de la société entre laics et islamistes. Le gouvernement actuel a tendance à intervenir dans la vie de tous les jours, à remettre en question les réformes kémalistes etc. Certains ont commencé à s'interroger sur l’héritage d’Atatürk et se sont dit qu’il était en danger. Et je ne parle pas seulement des nationalistes. Les citoyens se sont sentis attaqués dans leur vie privée avec des mesures telles que celles portant sur la césarienne, l’avortement, l’alcool… Depuis les élections présidentielles du 10 août dernier, de nombreux journalistes écrivent que c’est la fin de la première République et tout le monde parle d’une seconde République ! Cette seconde République serait le reniement de la première: il est considéré que l'imitation des Occidentaux est une faute et revient à oublier ses valeurs. Aujourd’hui, la Turquie se tournerait plutôt vers l’Orient puisqu'elle est vue comme le dernier pays sunnite capable d’influencer l’avenir des autres pays musulmans. Il y a une volonté turque d’être le leader des autres pays musulmans. Concernant l’héritage d’Atatürk, il faut se rappeler qu’il est multiple : on ne peut pas être d’accord avec tout ce qu’il a fait. En tant qu’historien, il faut replacer les événements dans leur contexte historique.
Quelle était la position de la France vis à vis de la Turquie au moment de la guerre d'indépendance, et quels étaient ses enjeux dans la région ?
Pendant la Première Guerre mondiale, la France et la Turquie étaient dans des camps opposés. En 1918, la France est l’un des pays occupants de l’Empire ottoman et en 1919, un mouvement d’indépendance naît en Turquie. Dans certaines villes de l’Est comme à Gaziantep, où en Cilicie (autour d’Adana) il y a des Hauts commissariats français, et la France ne veut pas quitter le pays. Au départ, les Français considèrent Atatürk comme un rebelle. Toutefois, la France voit que les nationalistes ont le soutien de la population, et les vrais intérêts de la France dans la région sont de conserver ses mandats sur la Syrie et le Liban. Puisque la Turquie est destinée à être voisine de la Syrie française, il est plus pragmatique de négocier avec les kémalistes que de tenter de conserver les territoires en Turquie. Seuls les colonialistes, qui ne sont qu’une petite minorité, défendent l'idée que la France doit rester dans la région, mais sans succès... La France choisit donc de s’entendre avec les kémalistes. Et lorsque les Français quittent la Cilicie, ils y laissent leurs armes, ce qui va aider les kémalistes à terminer la guerre d’indépendance. À cette époque, les Bolchéviks qui avaient financé une partie de la guerre d’Indépendance n’aident plus la Turquie. Ainsi l’aide de la France arrive à un moment où les kémalistes en avaient vraiment besoin. La France est donc le premier pays occidental à reconnaître les kémalistes, avant même la mise en place de la République en 1923.
Quels ont été les premiers contacts de la France avec Atatürk, et les premières impressions sur le plan politique ?
Pendant la guerre d’Indépendance, il y a eu des contacts avant même les contacts officiels, car des journalistes ont par exemple voyagé dans le pays et ont rencontré Mustafa Kemal. Mais c’est à l’occasion du traité d’Ankara en 1921 que les kémalistes commencent à rencontrer des représentants de la France. Il faudra environ un an pour arriver à la conclusion de cet accord.
Le ressenti de la France vis-à-vis de la position politique d’Atatürk change avec le temps. En 1919, quand Atatürk apparait comme le leader du mouvement nationaliste, on l’appelle le “rebelle”. Une fois que la France s’apprête à conclure le traité avec les kémalistes, on commence à l’appeler “le patriote nationaliste”. Quand il commence à mettre en place les réformes, les médias et les livres publiés à son sujet ne font aucun commentaire. Toutefois, on voit dans les archives de l’armée française que les attachés militaires ont une image positive d’Atatürk, mais que les Consuls généraux le prennent pour un fou, pensant que le peuple turc n’acceptera jamais ses réformes. Selon eux, cet homme ne s’identifie pas au reste de la société. Puis dans les années 30, soit dix ans après les réformes, les Français se mettent à écrire sur cet homme extraordinaire. Ils se posent des questions sur la dictature et ils se demandent si un dictateur peut être un despote éclairé ? En réalité, en s'interrogeant sur Atatürk, les Français questionnent aussi la France qui traverse alors une crise et a tendance à rechercher un homme providentiel.
Comment ce glissement vers le "bon dictateur" s’est-il opéré ?
Le glissement n’est pas lié à Atatürk ou à ce qu’il a fait, il est lié aux contextes français et européen. Il ne faut pas oublier que dans les années 30, il y a déjà entre autres Mussolini et Hitler. Il y a au moins 10 pays sous dictature en Europe. En voyant cela, les Français se disent qu'un homme fort peut être une bonne solution. Lorsque Édouard Herriot a rencontré Atatürk, il était impressionné et selon lui, il s'agissait d'un vrai démocrate. Je pense qu’Atatürk avait un certain charisme qui a influencé un certain nombre de personnes. Si l’on regarde les commentaires, soit les gens l’adorent, soit ils le détestent. Si vous lisez ce que les colonialistes ont écrit vous verrez qu’ils le détestent franchement !
Vous citez à plusieurs reprises les paroles de Français qui ont eu l'occasion de rencontrer Atatürk. Comment pourrait-on définir l'image qu'il dégageait ?
D’après ce que j’ai lu, toutes les femmes étaient sous son charme ! Il était toujours bien habillé, c’était un vrai Européen, très ouvert… De l'autre côté, certains disaient qu’il est athée pour le dénigrer etc. Le côté le plus négatif s’exprime vraiment dans les rapports des Consuls. Ils pensent qu’il est taillé trop grand pour ce pays, qu'il est utopiste et que tout s'effondrera à sa mort. Tout le monde se demande ce qu’il se passerait s’il venait à mourir dans un accident de voiture le jour même…
Vous consacrez plusieurs passages à la façon dont la presse française relayait les événements. Était-ce un sujet que les Français suivaient avec intérêt ?
Pas du tout. Seul le journal Le Temps, qui, à l’époque, était plus ou moins un journal officiel, publie des colonnes à ce sujet. À la troisième page, il y avait des colonnes intitulées “L’Orient”. Je me demande combien de Français avaient entendu parler Mustafa Kemal pendant la guerre d’Indépendance… J’ai seulement travaillé sur les journaux de la période précédant la mise en place de la République. Ce que je peux dire, c’est que sa mort était annoncée partout et qu’il avait une grande renommée. Dans les années 30, il y a énormément de biographies écrites sur lui en France. On commence à s’intéresser à l’homme, et de toute façon à l’époque, Atatürk incarne la Turquie.
Qui écrivait ces biographies ?
Les biographies étaient parfois écrites par des personnes qui l’avaient rencontré, comme des journalistes ou des voyageurs, et parfois par des personnes simplement intéressées par le Moyen-Orient ou par les dictateurs. Un ancien ambassadeur américain, qui a publié son livre en français, a écrit sur Roosevelt, Mussolini et Atatürk en essayant parfois de les comparer. Comme je l'ai dit précédemment, c’était une époque de dictateurs. On pourrait donc y voir un effort pour essayer de comprendre ces hommes forts. Quand les livres ne portaient pas sur Atatürk lui-même, ils portaient sur la “nouvelle Turquie”. Plusieurs livres de l’époque s’appelaient La nouvelle Turquie, Atatürk et la nouvelle Turquie. De fait, nous nous trouvons à nouveau face à une ironie de l'histoire, car aujourd’hui, le Premier ministre parle également de “nouvelle Turquie”.
L'image d'Atatürk a t-elle continué à évoluer ?
Aujourd’hui dans les manuels français, on parle d’Atatürk comme d’un homme autoritaire, un dictateur, mais qui a entrainé le pays vers l’Occident. En revanche, on parle d’Atatürk de façon positive en France et les gens le jugent dans son contexte. Cependant, il y a des problèmes avec l’héritage kémaliste. Il n’y a pas seulement les réformes. Atatürk a tenté de créer un État-Nation à partir d’un Empire, ce qui a engendré de nombreux problèmes avec les minorités. Le modèle était basé sur l’ethnicité turque, puis sur l’identité du Turc-musulman, et enfin, sur celle du Turc-musulman-sunnite. La définition du citoyen a changé et bien sûr, certains Turcs ont commencé à remettre Atatürk en question. Ils ont fait entendre que l’une des raisons du problème est d'avoir imposé une définition restrictive du citoyen turc qui a gommé les différences identitaires. Les Européens et les Français en particulier voient aussi les choses en ce sens. Mais je pense que les historiens savent ce que signifie créer un Etat-Nation. Les Etats-Nations ont tous traversé des crises semblables.
Que pensez-vous de la place accordée à cette page d'histoire, dans laquelle la France est impliquée, dans l'enseignement français ?
Quand j’ai vécu en France, j’ai fait du soutien scolaire auprès de quelques enfants et j’ai vu que l’histoire de la Turquie n’était pas du tout enseignée. Lorsque j’ai présenté mon travail devant le jury ils m’ont dit : “Nous avons appris tellement sur la Turquie et sur la France !”. C’est dommage qu’on n’enseigne pas cette histoire, surtout que la France y est complètement impliquée. La France était un pays colonisateur et avait des intérêts en Orient, ou au Levant comme on l’appelait à cette époque, donc cette partie de l’histoire devrait être enseignée aux enfants. Pour les Turcs, ce premier contact avec les Français était vraiment important, car avec l’accord d'Ankara, le mouvement kémaliste a été soutenu par la France. Sans oublier bien sûr, les Turcs et les Français se sont combattus avant d’en arriver là… Il y a des Français qui sont morts pour la France sur ce territoire, ainsi est-il nécessaire d’enseigner ce pan d’histoire.
Pensez-vous qu’il puisse y avoir de "bons dictateurs" ?
On me pose souvent la question. Personnellement, je ne crois pas qu’aujourd’hui il puisse y avoir un bon dictateur. Mais à l’époque, on le qualifiait de bon en comparaison avec les autres dictateurs. Peut-être devrait-on dire qu’il était “meilleur” au lieu de bon. Cependant, il était tout de même un dictateur, plusieurs personnes sont mortes, car elles ne pensaient pas comme Atatürk. Une dictature est une dictature, en tout temps et en tout lieu. Désormais, on parle d’Atatürk en tant que dictateur en Turquie. Ne serait-ce qu'il y a 10 ans, ce n’était pas possible. Bien sûr, il y a toujours des gens pour le contester, mais au regard de l’histoire, il a bel et bien sa place parmi les dictateurs. Une dictature est un régime. Il y a des définitions très claires de ce que c’est. Certains politologues définissent la démocratie en opposition à la dictature. Si vous ne pouvez pas, à part par le biais d’une révolution, faire tomber un gouvernement, alors c’est une dictature. C’était le cas : c’était à la fois la dictature d'un homme et celle d'un parti et à chaque fois que les partis d’opposition se sont fortifiés, il y a mis fin. Toutefois, je crois sincèrement qu’il a quand même voulu laisser la démocratie en héritage.
Propos recueillis par Amélie Boccon-Gibod (www.lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 14 août 2014
Le bon dictateur. L’image de Mustafa Kemal Atatürk en France (1919-1938) de Pınar Dost Niyego, éditions Libra, 2014, 282 pages
Disponible à la librairie Pandora à Istanbul, et en ligne sur librabooks.com.tr et Amazon