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Quand Liszt fit vibrer Istanbul : récitals, narguilé et hommage au Sultan

Quand le prodige du piano Franz Liszt débarqua à Istanbul en 1847, l’Empire ottoman vibra au rythme de ses récitals. Entre audience au palais de Çırağan et fausse note due au narguilé du Sultan, le compositeur offrit à la ville un moment de grâce inoubliable. Récit d’une parenthèse musicale et orientale fascinante.

 Portrait en noir et blanc du jeune Franz Liszt, pianiste virtuose du XIXe siècle Portrait en noir et blanc du jeune Franz Liszt, pianiste virtuose du XIXe siècle
Franz Liszt, figure romantique par excellence, photographié dans sa jeunesse.
Écrit par Gisèle Durero-Köseoglu
Publié le 7 avril 2025, mis à jour le 8 avril 2025

Quand la fumée du narguilé fit faire à Liszt une fausse note…

 

Au XIXe siècle, quand les grands musiciens partaient en tournée, l’une de leurs destinations favorites n’était autre que la ville d’Istanbul, où chacun rêvait d’attirer l’attention du sultan en lui dédiant une composition.

Le plus célèbre d’entre eux est sans doute Franz Liszt, prodige du piano et compositeur génial, qui se définissait ainsi :

 

« Mon piano est pour moi ce qu’est la frégate pour le marin, le cheval pour l’Arabe - plus encore ! Ce fut jusqu’ici mon moi, mon langage, ma vie. »

 

Portrait de Franz Liszt jeune, vers les années 1840
Franz Liszt, pianiste virtuose du romantisme, photographié au sommet de sa carrière de concertiste

 

En 1847, à l’âge de trente-six ans, Liszt passa cinq semaines à Istanbul.

A l’époque, c’était Giuseppe Donizetti, frère du compositeur d’opéra Gaetano Donizetti, qui occupait le poste de « chef de la musique de la cour ottomane ». Flûtiste de Napoléon puis chef d’orchestre du roi de Sardaigne, Donizetti avait été invité en 1828 à Istanbul, avec la tâche de réorganiser la musique militaire en y introduisant des éléments européens.

Il y composa des hymnes et marches pour le sultan, dont la fameuse « Marche impériale ottomane ». Les revenus confortables assurés par sa charge lui permirent d’acheter à Péra un immeuble en pierre baptisé « Appartement Donizetti », qui existe encore aujourd’hui à Tepebaşı, rue Asmali mescit, et il fut plusieurs fois décoré par le sultan, qui l’honora du titre de « pacha » de l’Empire ottoman.

 

Portrait de Giuseppe Donizetti, chef de la musique ottomane
Giuseppe Donizetti, musicien italien devenu chef de la musique impériale à la cour ottomane

 

Quant Franz Liszt arriva à Constantinople, le 8 juin 1847, cela faisait déjà huit ans, que, voyageur infatigable, il n’avait cessé d’enchaîner les tournées en France et dans les pays européens pour donner des concerts. Son premier grand recueil de morceaux pour piano, nommé « Album d’un voyageur »  ne révélait-il pas déjà son âme de nomade ?

Il était surtout l’une des premières stars internationales, un virtuose adulé de ses admirateurs et en particulier de nombreuses femmes, qui succombaient à sa ténébreuse beauté. Elles s’arrachaient les mouchoirs brodés à ses initiales, collectionnaient ses portraits et allaient même jusqu’à ramasser ses mégots. Car Liszt cultivait son image de « Méphistophélès du clavier ».

Fasciné par Paganini, il avait appris du maître du violon l’art de subjuguer les foules. Il faisait placer son piano de profil sur la scène pour que le public le voie dresser son buste au-dessus du clavier et se livrer à de telles prouesses techniques qu’on le supposait en transe. La dramaturgie de son jeu était si puissante que certaines de ses admiratrices étaient victimes de crises d’hystérie ou s’évanouissaient en l’écoutant.

 

Caricature de l’hystérie des admiratrices de Liszt pendant ses concerts
Caricature illustrant la "Lisztomania", phénomène d'hystérie autour de Franz Liszt au XIXe siècle

 

En entrant dans le port de Galata, Liszt concrétisait enfin le rêve qu’il chérissait depuis des années : jouer pour le sultan de l’Empire ottoman. Marie d’Agoult écrivit dans ses lettres que son illustre compagnon ne parlait que du sultan et du jour où il pourrait enfin se produire devant lui.

Finalement, ce fut elle qui écrivit à Donizetti pour lui faire part du souhait de Franz. Si elle avait pu rêver d’un voyage en Orient en compagnie de Liszt, Marie d’Agoult pourtant, ne l’accompagnerait pas. Car lasse des absences répétées et des tapageuses liaisons du prodige romantique, elle l’avait quitté en 1844. Ce fut donc seul que Liszt arriva sur un navire appelé le « Galatz », en provenance d’Odessa, au retour d’une tournée en Russie.

 

Franz Liszt devant une vue d’Istanbul avec ses mosquées emblématiques
Représentation romantique de Franz Liszt face à la ville d’Istanbul au XIXe siècle

 

Au début, en quarantaine à cause du choléra, il écrivait dans sa cabine. En particulier une lettre à Lamartine, qu’il remerciait de l’avoir mis en contact avec le vizir Reşit Pacha. Puis, à peine « le roi du piano » fut-il descendu du bateau qu’on le conduisit chez le sultan Abdlülmecid, à qui il donna un récital agrémenté de chœurs, au palais de Çirağan. Il joua sur un merveilleux piano à queue en palissandre que Donizetti avait spécialement commandé à la firme Erard pour l’occasion et dont le clavier offrait la particularité de posséder un octave supplémentaire.

On raconte que le sultan se mit à fumer le narguilé pendant que Liszt jouait des adaptations d’opéras, si bien que l’artiste, dérangé par l’épaisse fumée, aurait fait une fausse note et joué un bémol au lieu d’un dièse...

 

Franz Liszt jouant du piano devant un public au XIXe siècle
Concert intimiste de Franz Liszt, reflet de son immense popularité dans les salons européens

 

Liszt tomba amoureux d’Istanbul. Il y donna plusieurs concerts, dont un à Büyükdere, où il logea quelques jours, dans le salon Franchini de l’hôtel de l’Europe, le 18 juin, en matinée.

Dès son arrivée, il avait demandé à Donizetti de lui prêter les partitions des marches que ce dernier avait composées en l’honneur du souverain, en fit des adaptations et les joua à Büyükdere avec des variations.

 

Programmes des concerts de Franz Liszt à Istanbul en 1847
Programmes des matinées musicales données par Liszt à Istanbul, dont une au profit des pauvres

 

Puis, il se produisit à l’Ambassade de Russie et demeura alors à Péra, dans la maison des Commendiger, fournisseurs de partitions et d’instruments pour le palais. Une plaque commémorative a été apposée sur les murs de cet immeuble en souvenir de son passage.

Ensuite, il fit offrir à Abdülmecid la fameuse « Paraphrase  de la marche impériale de G. Donizetti, pour S.M.I, le Sultan, par F. Liszt. »

 

Plaque commémorative du séjour de Liszt à Istanbul en 1847
Plaque apposée à Istanbul pour rappeler le séjour de Franz Liszt chez les Commendiger

 

Liszt aurait pu composer pour le souverain un morceau original mais peut-être a-t-il voulu de cette façon rendre hommage à Donizetti. Abdülmecid, très satisfait, décora Liszt, qui n’avait pas manqué d’user de ses influences pour qu’on lui décernât la médaille de l’ordre ottoman de  l’Iftihar, lui offrit une boîte à priser pavée de diamants et un sceau gravé de son nom en caractères ottomans.

 

Partition de la paraphrase de Liszt sur la marche de Donizetti
Couverture de la partition dédiée au Sultan, adaptation de Liszt d’une marche de Donizetti

 

Médaille ottomane Nişan-i-İftihar offerte à Liszt
Médaille honorifique remise à Franz Liszt par le Sultan Abdülmecid pour ses concerts

 

Liszt quitta Istanbul le 13 juillet. L’année d’après, ce romantique nomade abandonna les tournées pour occuper le poste de Maître de chapelle de Weimar et se consacrer à la composition. Il publia pourtant une version simplifiée pour piano de la « Marche impériale » de Donizetti, en souvenir de son séjour inoubliable dans la ville qui l’avait envoûté.

 

Franz Liszt posant avec sa médaille ottomane
Franz Liszt décoré de la médaille Nişan-i-İftihar, offerte par le Sultan Abdülmecid

 

Cet article est signé par Gisèle Durero-Koseoglu, contributrice régulière du lepetitjournal.com Istanbul. Retrouvez ses écrits et réflexions littéraires sur son blog d’auteure et ses chroniques autour de la littérature.

 

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