La Turquie affiche le plus haut taux d’obésité d’Europe. Alimentation, sédentarité, inégalités : une épidémie silencieuse, révélatrice des fractures de la société.


Une crise sanitaire révélatrice des mutations de la société turque
L’obésité progresse à une vitesse inquiétante en Turquie. Selon les données les plus récentes, un adulte sur trois est désormais obèse, plaçant le pays en tête des taux européens. Si cette épidémie silencieuse frappe toutes les couches de la population, elle se manifeste avec une acuité particulière dans les grandes villes, où l’urbanisation rapide, les modes de vie sédentaires et la transformation de l’alimentation jouent un rôle central dans cette progression inquiétante. Derrière les chiffres, se dessinent des fractures sociales, culturelles et économiques qui interrogent : pourquoi la Turquie est-elle si touchée et quelles réponses peut-elle y apporter ?
L’obésité en Turquie : des chiffres alarmants
Avec près de 32 % d’adultes obèses, la Turquie affiche l’un des taux les plus élevés d’Europe, selon le rapport régional de l’Organisation mondiale de la santé publié en 2022. À cela s’ajoute une proportion estimée à plus de 65 % d’adultes en surpoids (IMC ≥ 25), une situation qui place le pays bien au-dessus de la moyenne européenne. Ces chiffres révèlent une progression rapide : en l’espace d’une génération, la part d’adultes obèses en Turquie a pratiquement doublé.
La tendance n’épargne pas les plus jeunes : environ 11 % des enfants d’école primaire sont désormais en situation d’obésité, selon les données du ministère turc de la Santé. Le phénomène touche aussi bien les zones urbaines que rurales. Il s’accentue toutefois dans les grandes villes, où la population est davantage exposée aux aliments ultra-transformés, à la sédentarité et à un rythme de vie rapide.

À l’échelle européenne, la Turquie devance largement des pays comme la France, l’Italie ou l’Allemagne. Elle se rapproche désormais des niveaux observés au Moyen-Orient et en Amérique du Nord, avec des indicateurs de santé publique jugés préoccupants par l’OMS et l’OCDE. La situation turque n’est donc pas une simple exception passagère, mais bien le reflet d’une évolution structurelle aux effets durables.
Comme le souligne le professeur Dr. Mehmet Cindoruk, président de l’Association turque de gastroentérologie, « malheureusement, la Turquie a atteint un niveau où son taux d'obésité rivalise avec celui des États-Unis, avec environ 30 % de notre population obèse » (Daily Sabah, décembre 2024).
Cette comparaison souligne la gravité croissante de la situation, même si les données officielles situent actuellement le taux d’obésité autour de 32 % selon l’OMS.
Une société en transition : les causes multiples du surpoids
L’épidémie d’obésité en Turquie ne s’explique pas seulement par des facteurs biologiques ou individuels. Elle s’inscrit dans une transformation plus large des modes de vie, portée par l’urbanisation rapide, l’évolution des habitudes alimentaires et les mutations socio-économiques du pays. La généralisation du travail sédentaire, la baisse de l’activité physique au quotidien, la dépendance accrue à la voiture ou encore le temps passé devant les écrans contribuent à un mode de vie moins actif, particulièrement dans les grandes agglomérations.

Sur le plan alimentaire, la Turquie connaît depuis plusieurs années une augmentation de la consommation de produits transformés et ultra-transformés, notamment dans les milieux urbains. Les repas rapides, riches en sel, en sucres et en graisses, remplacent progressivement la cuisine maison, y compris chez les jeunes générations. L’un des exemples les plus marquants reste la consommation de pain : estimée à près de 200 kg par personne et par an, elle demeure l’une des plus élevées au monde.
Mais l’obésité révèle aussi des inégalités sociales fortes. Les populations les plus modestes sont davantage touchées, notamment les personnes peu ou pas diplômées. L’accès à une alimentation saine, souvent plus coûteuse et la capacité à se dégager du temps pour pratiquer une activité physique, sont deux facteurs majeurs de cette inégalité sanitaire. Une étude de l’OCDE signalait d’ailleurs que la Turquie présente l’un des écarts les plus marqués entre les niveaux d’éducation et la prévalence de l’obésité.

C’est dans ce contexte que le professeur Dr. Füsun Erdine, présidente de la Fondation turque pour l’hypertension et les maladies rénales, alertait en octobre 2024 :
« Actuellement, 20 % de la population turque est obèse, et 35 % est en surpoids. D'ici 2060, on prévoit que l'obésité en Turquie atteindra 94 %, ce qui constitue une menace significative pour la santé publique » (Türkiye Today, 2024).
Même si cette projection repose sur des hypothèses très élevées, elle illustre l’inquiétude croissante d’une partie du corps médical face à une tendance qui se poursuit malgré les plans de prévention.
Santé publique : quelles réponses face à l’épidémie ?
Face à l’ampleur du phénomène, les autorités turques ont mis en place plusieurs plans nationaux de lutte contre l’obésité au cours de la dernière décennie. Le premier plan « Nutrition saine et vie active » a été lancé dès 2010 et régulièrement mis à jour depuis. Il vise à promouvoir une alimentation équilibrée, à encourager l’activité physique et à sensibiliser la population aux risques liés au surpoids.
Des campagnes ont ainsi été déployées dans les écoles, les centres de santé et les médias. Les médecins généralistes ont reçu pour mission de repérer les cas à risque et de conseiller leurs patients. À une époque, des podomètres ont même été distribués dans certaines municipalités pour inciter les citoyens à marcher davantage. Parallèlement, le gouvernement a imposé une réduction de la teneur en sel dans le pain, aliment de base des repas en Turquie.
En 2023, un nouveau plan stratégique 2024–2028 a été présenté par le ministère turc de la Santé. Il prévoit un renforcement des actions éducatives dans les écoles, ainsi que la création de parcours de santé en milieu urbain. D’autres mesures incluent la limitation des publicités alimentaires à destination des enfants et des normes nutritionnelles plus strictes dans les cantines scolaires.
Le ministère de la Santé multiplie aussi les campagnes “Hareket Et, Sağlıklı Kal” (“Bouge, reste en bonne santé”). Des avancées timides, mais encourageantes.
Ces mesures vont dans le sens des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, qui plaide pour une approche multisectorielle : urbanisme, transport, éducation, agriculture… autant de leviers qui peuvent favoriser un environnement de vie plus sain. Le défi reste cependant immense : modifier les habitudes alimentaires et les comportements sédentaires demande du temps, de la cohérence politique et des ressources importantes.
Quel impact pour la Turquie ? Santé, économie et société
Les conséquences de l’obésité sont multiples et dépassent largement la seule sphère médicale. Sur le plan sanitaire, les personnes obèses présentent un risque accru de développer des maladies chroniques graves : diabète de type 2, hypertension artérielle, maladies cardiovasculaires, apnée du sommeil ou encore certains cancers. Cette surcharge pour les organismes se traduit aussi par une pression croissante sur le système de santé turc, déjà confronté à de nombreux défis structurels.
Sur le plan économique, les coûts associés à l’obésité sont considérables. Selon l’OCDE, dans certains pays, jusqu’à 8 % des dépenses de santé sont directement attribuables aux pathologies liées au surpoids. La Turquie n’échappe pas à cette logique, avec une augmentation continue des dépenses liées aux traitements de longue durée, aux arrêts de travail et à la perte de productivité.
Mais l’obésité a aussi un impact social. Elle peut entraîner une forme de stigmatisation, notamment chez les enfants et les adolescents, avec des conséquences sur l’estime de soi, la réussite scolaire ou encore l’insertion professionnelle. Certaines études montrent également que les personnes en surpoids, en particulier les femmes, peuvent être confrontées à des discriminations à l’embauche ou dans l’accès aux soins.
La progression du surpoids et de l’obésité en Turquie interroge en profondeur nos modèles de société. L’accès aux espaces verts, la promotion du sport, la régulation de la publicité ou encore la qualité de l’offre alimentaire en grande surface sont autant de leviers qui, s’ils sont négligés, contribuent à aggraver le phénomène.
L’urgence d’un changement en profondeur
L’obésité n’est pas seulement une question de santé individuelle. Elle est le reflet d’un modèle de société qui, à mesure qu’il se modernise, génère de nouveaux déséquilibres. La Turquie en est un exemple frappant : en quelques décennies, elle est passée d’une alimentation traditionnelle à une consommation plus industrialisée, d’un quotidien actif à un mode de vie largement sédentaire.
Face à cette épidémie silencieuse, les réponses politiques existent, mais elles doivent s’inscrire dans une stratégie globale, cohérente et de long terme. Lutter contre l’obésité, c’est aussi repenser l’urbanisme, l’éducation, l’accès aux soins, à l’information et à une alimentation de qualité.
Au-delà des chiffres, ce sont des trajectoires de vie qui se jouent. Et derrière chaque statistique, il y a des corps, des habitudes, des inégalités. Redonner à chacun les moyens de préserver sa santé, c’est aussi un levier puissant pour construire une société plus juste et plus résiliente.
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