76 % des employeurs turcs peinent à recruter. Pourtant, un jeune sur trois est sans emploi ni formation. Faibles salaires, formation inadaptée, fuite des talents… Le marché du travail turc se heurte à de profonds déséquilibres. Comment expliquer ce paradoxe ?


Une pénurie de talents qui s’intensifie
D’après l’étude Talent Shortage 2024 menée par ManpowerGroup, 76 % des employeurs turcs déclarent ne pas parvenir à recruter les compétences dont ils ont besoin. Un chiffre qui place la Turquie parmi les pays les plus touchés par cette problématique, aux côtés de la France et juste derrière l’Allemagne (86 %).

Les secteurs les plus affectés par la pénurie de talents dans le monde en 2024, selon l’étude ManpowerGroup. Santé, énergie, informatique et logistique en tête.
Cette pénurie touche l’ensemble des secteurs, mais elle est particulièrement marquée en Turquie dans le BTP, l’agriculture, la logistique, les services numériques et la santé, des domaines qui, pour certains, figurent également parmi les plus concernés à l’échelle mondiale.
Une jeunesse en marge du marché de l’emploi
Ce déséquilibre frappe d’autant plus qu’il s’accompagne d’un taux élevé de jeunes en situation de désengagement. Selon le dernier rapport de l’OCDE (Education at a Glance 2023), 33,5 % des 18-24 ans en Turquie étaient considérés comme NEETs en 2022, c’est-à-dire ni en emploi, ni en études, ni en formation, un taux bien supérieur à la moyenne des pays membres (14,7 %).
La disparité entre les genres est également marquée : 44,9 % des jeunes femmes se trouvent dans cette situation contre 22,7 % des jeunes hommes. Une différence qui reflète les inégalités persistantes d’accès à l’éducation et à l’emploi, particulièrement dans certaines régions du pays.
Une étude conjointe de KONDA et GoFor, publiée en 2023, confirmait cette tendance, avec 23 % de NEETs chez les 15-24 ans et un constat récurrent : la jeunesse turque exprime une forte inquiétude face à son avenir économique. Pour deux tiers d’entre eux, les préoccupations économiques arrivent en tête.
Un contexte économique peu incitatif
Cette difficulté à faire coïncider les besoins des entreprises et les attentes des candidats s’inscrit dans un contexte économique peu favorable. Les rémunérations, souvent peu attractives au regard des qualifications requises et du coût de la vie dans le pays, freinent l’engagement des jeunes actifs. À cela s’ajoutent des charges patronales jugées contraignantes, en particulier pour les petites et moyennes structures.
Des talents turcs qui s’expatrient
Ce phénomène s’accompagne d’une dynamique préoccupante : la fuite des cerveaux. Selon les données officielles de TÜİK, le taux de migration des diplômés du supérieur est passé de 1,6 % en 2015 à 2 % en 2023, une progression modeste en apparence, mais qui masque une réalité plus préoccupante sur le plan qualitatif. Les départs concernent en grande partie des profils très qualifiés, notamment dans les domaines de la recherche, de la technologie ou de la santé et s’inscrivent dans une tendance plus large de désillusion parmi la jeunesse diplômée.

Les secteurs comme les technologies, le design ou encore les jeux vidéo illustrent bien ce paradoxe : malgré leur potentiel de croissance, ces industries voient une partie de leurs talents partir, faute de conditions suffisamment attractives pour rester.
Il convient toutefois de nuancer ce constat : si de nombreux jeunes aspirent à partir, peu en ont réellement les moyens. Étudier ou travailler à l’étranger représente un investissement considérable, souvent hors de portée pour une grande partie des familles turques. À cela s’ajoute la dépréciation continue de la livre, qui renchérit sensiblement le coût des démarches. Les refus de visa, eux aussi, se multiplient, portés par un contexte international de plus en plus restrictif. Seuls les profils hautement qualifiés, soutenus par une offre d’emploi ou un parrainage professionnel, parviennent à concrétiser leur projet de départ.
Des réponses institutionnelles encore limitées
Pour tenter d’enrayer cette spirale, certaines mesures ont été mises en place. Le ministère turc de la Justice a récemment lancé un programme de formation professionnelle à destination des détenus, avec des incitations à la réinsertion dans les secteurs en tension comme l’agriculture ou le bâtiment. Une initiative révélatrice de l’ampleur du déséquilibre et des limites des réponses actuelles.
D’autres pistes sont explorées, comme l’assouplissement des règles d’emploi pour les étrangers qualifiés ou encore l’encouragement à l’entrepreneuriat chez les jeunes. Mais ces dispositifs restent encore marginaux au regard de l’ampleur du problème.
Emploi en Turquie : un défi générationnel, économique et structurel
La pénurie de main-d'œuvre en Turquie ne résulte pas seulement d’un désajustement passager entre l’offre et la demande. Elle révèle un malaise plus profond : celui d’une jeunesse en perte de repères face à un marché du travail peu accessible et d’un tissu économique sous pression.
Dans un contexte économique marqué par l’instabilité monétaire et une inflation persistante, la question de l’emploi s’impose comme un enjeu stratégique majeur. Rendre le marché plus inclusif, mieux former, mieux rémunérer : autant de leviers à activer pour éviter que ce paradoxe ne s’installe durablement.
À cela s’ajoutent les récentes données démographiques, qui confirment un ralentissement de la croissance de la population active et un vieillissement progressif de la société turque.
Démographie en Turquie : mutation d’un pays entre croissance et transition
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