Yi?it Bener est auteur, traducteur et interprète de conférence en langues française et turque. Il a grandi entre ces deux pays et en a fait son métier. C'est d'ailleurs lui qui a accompagné la récente visite de François Hollande. Il nous raconte son parcours, nous parle de son ?uvre, de ses différentes fonctions et de ses projets.
lepetitjournal.com d'Istanbul : Où avez-vous appris le français ?
Yi?it Bener (photo personnelle): En France, tout bêtement. Je suis né à Bruxelles mais c'était tout à fait par hasard. Je suis très vite rentré en Turquie, à l'âge de six mois. Quand j'avais cinq ans, mon père a été nommé en France à l'OCDE donc nous avons vécu trois ans à Paris, jusqu'à mes huit ans. J'ai fait une année de maternelle et deux années de primaire à Paris, dans le XVIIème arrondissement. Ensuite, nous sommes revenus en Turquie pour trois ans. Mon père a de nouveau été nommé à l'OCDE en 1969. Nous avons alors habité quatre ans de suite à Paris, durant mes années de collège au lycée Claude Bernard.
Vos parents étaient-ils donc aussi francophones ?
Oui. Ma mère a étudié au lycée Notre-Dame de Sion. Mon père a étudié dans différents lycées d'Anatolie mais il y a appris le français. Ma grand-mère et mon grand-père étaient francophones eux aussi. C'est un peu une tradition familiale.
La littérature était-elle aussi une tradition familiale ?
Tout à fait. Mon père, Erhan Bener, et mon oncle, Vüs'at O. Bener, sont des écrivains très connus.
Est-ce pour cela que vous vous êtes tournés vers la littérature ?
Sans doute. Au départ, j'ai essayé de m'en éloigner puisque j'ai étudié la médecine. Ensuite, je suis parti comme réfugié politique en Belgique et en France pendant 10 ans après le coup d'Etat de 1980. Je n'ai donc pas eu mon diplôme alors que j'étais déjà interne, en dernière année. Je suis devenu interprète, traducteur. De fil en aiguille, j'ai commencé à écrire moi-même à l'âge de 40 ans.
Pourquoi avez-vous dû partir en exil ?
Il y a eu un coup d'Etat militaire alors que j'étais en dernière année de médecine à Ankara. J'avais alors des activités politiques, un peu comme tout le monde. Il y a eu un mandat d'arrêt lancé contre moi à cause d'une conférence que j'avais donnée à Bruxelles. J'ai été poursuivi et je risquais 15 ans de prison. J'ai été acquitté 10 ans après, je suis alors rentré en Turquie.
Avez-vous encore des activités politiques ?
Non. J'ai milité pendant assez longtemps en Turquie, en Belgique, en France puis de nouveau en Turquie. J'ai arrêté depuis une dizaine d'années lorsque je me suis lancé dans la littérature. J'ai préféré ne pas mélanger les deux casquettes. Ce n'est pas faute de convictions. J'ai cependant gardé à peu près les mêmes idées qu'avant, de gauche. J'ai milité pendant des années au sein de la IVème Internationale et en France, au sein de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR)?
Pensez-vous que cela a influencé votre ?uvre ?
Très certainement. Mais disons plutôt cela dans l'autre sens : les raisons pour lesquelles j'ai été amené à militer sont mes valeurs, dont j'ai sans doute hérité de ma famille. Ce sont des valeurs que je qualifierais d'humanistes, de liberté, de démocratie, de défense des opprimés, quels qu'ils soient. Elles se retrouvent dans ce que j'écris, inévitablement. Cependant, si certains thèmes politiques sont présents dans certains de mes écrits, ce n'est pas pour cela que j'écris. Ils peuvent simplement se refléter dans mon écriture.
Quelles sont donc vos sources d'inspiration en général ?
Je pars souvent d'un sentiment, que j'essaye de comprendre et de définir. Cela peut être le dégoût, la curiosité, une révolte. J'essaye de dérouler le fil. C'est en le faisant, en allant voir ce qu'il y a en moi que je construis ce qu'il y a à écrire. Je m'inspire de la réalité, du vécu, de ce que j'ai lu aussi. J'écris des fictions à partir de cela. Certains de mes écrits sont assez proches de l'autobiographie. C'est plutôt ce qu'on appelle de l'autofiction : une mise en fiction d'événements qui partent de la réalité.
Mon premier roman parlait par exemple de l'exil politique et des émigrés. Il s'intitule Eksik ta?lar, ce que l'on traduirait par ?Les pièces manquantes? en français, mais il n'a pas encore été traduit dans cette langue. Le deuxième, K?r?lma noktas? (?Point de rupture? en français, non traduit) s'inspirait du séisme de 1999, de ce que j'avais pu voir et observer sur place. J'ai aussi écrit un recueil de nouvelles traduit et publié en français sous le nom Autres Cauchemars qui parle du dégoût que peuvent nous inspirer les insectes et, en parallèle, de ce que nous pouvons éprouver envers les êtres humains d'où la volonté de vouloir exterminer l'Autre, qu'il soit insecte ou humain. Mon dernier roman, qui a obtenu le Prix du Meilleur Roman en Turquie en 2013 et qui est en cours de traduction, parle du retour d'exil et des transformations qu'a connues la Turquie ces 30 dernières années. Il s'agit de la Turquie d'après le coup d'Etat, de ce que sont devenus les gens, de comment la société, le paysage urbain se sont transformés, des nouveaux thèmes qui sont apparus, la question de l'islam par exemple ou l'individualisme libéral, la société de consommation telle qu'elle s'est développée très rapidement et ce qu'elle a induit comme changements dans les valeurs? Il s'appellera normalement Le Revenant, mais ce n'est pas encore certain comme il n'a pas encore été publié. Il le sera chez Actes Sud.
Traduisez-vous vos romans vous-même dans la mesure où vous êtes parfaitement bilingue ?
Non. Il y a plusieurs raisons à cela. D'une part, si je devais traduire mon propre roman, je ne pourrais pas faire de traduction, je le réécrirais différemment en français car les mots ne me viennent pas de la même façon dans les deux langues. J'écris généralement en turc mais j'ai quelques nouvelles qui ont été publiées en étant directement écrites en français.
D'autre part, j'aurais l'impression de toujours être plongé dans le même livre. Une fois qu'il est écrit, je dois passer à autre chose.
Enfin, s'exprimer parfaitement dans une langue est une chose, mais pour traduire, il faut avoir une langue littéraire. C'est quelque chose qui se construit, qui se mérite et qui nécessite des centaines de pages de travail d'écriture. Le lecteur lit 100 ou 200 pages d'un roman mais l'écrivain en a écrit peut-être 1.200 avant d'éliminer ce qui n'est pas parfait. C'est un travail que j'ai fait en turc mais que je n'ai pas encore réalisé en français. Cela viendra peut-être, je ne sais pas. J'ai déjà écrit un peu en français, mais c'était davantage pour m'amuser. Par contre, je pourrais traduire en français un autre auteur turc.
C'est aussi une question de temps. Si je traduisais mes livres, je n'aurais pas le temps d'en écrire de nouveaux. Et puis, j'ai une très bonne traductrice, Célin Vuraler !
Dans votre travail de traducteur, vous avez choisi de traduire Voyage au bout de la nuit de Céline. Pourquoi ?
Parce qu'on me l'a proposé, tout simplement. L'idée ne vient pas de moi. Il s'agit d'un roman très important, qui a transformé la littérature non seulement française mais aussi mondiale. C'était donc un vrai défi, que j'ai accepté sans savoir au début ce que cela aurait comme conséquences. Ce travail m'a pris deux ans et demi. Ce n'était pas une simple traduction, il fallait réinventer en turc la langue de Céline.
Avez-vous traduit d'autres romans depuis ?
Non. J'avais auparavant traduit un roman de Laclavetine, une pièce de Koltès, beaucoup de textes politiques ou autres pour différentes revues. Vers le français, j'ai traduit un roman de mon père et une nouvelle de mon oncle, ainsi que des textes des textes d'Enis Batur. J'ai aussi traduit dans une revue littéraire (?ktidars?z) dont j'étais l'un des fondateurs, des paroles de chansons de Brassens, Brel, Barbara?
Toutefois, après Voyage au bout de la nuit, j'ai décidé d'arrêter, faute de temps. Je dois travailler comme interprète de conférence pour gagner ma vie. Cela me prend beaucoup de temps. Je préfère consacrer le temps qu'il me reste à mon propre travail d'écriture. Le métier de traducteur n'est pas très bien rémunéré, on ne peut pas vraiment en vivre. J'ai aussi choisi d'arrêter car la traduction de Céline a été épuisante.
Quelles sont les autres raisons qui vous ont poussé à être interprète de conférence ?
Quand je suis entré en Turquie en 1990 sans y avoir mis les pieds en 10 ans, je n'avais pas de diplôme puisque je n'avais pas pu finir ma médecine. J'avais besoin d'un travail pour me réinsérer. Il se trouve que durant mon exil, j'avais travaillé comme interprète mais plus dans des réunions politiques dans lesquelles j'étais militant. Il s'avère que j'avais un petit don pour ce métier. C'est donc ce travail que j'ai trouvé à mon retour pour gagner ma vie.
C'est une profession un peu spéciale, il y a peu de personnes au monde qui l'exercent. Nous sommes 3.000 membres de l'AIIC, l'Association Internationale des Interprètes de Conférence. Avec les interprètes qui n'en font pas partie, nous devons être environ 6 à 7.000 dans le monde entier et pour toutes les langues. Cela devient donc un vrai métier. Aujourd'hui, j'enseigne cette profession dans deux universités, Bilkent et Bo?aziçi, au niveau de la maîtrise.
Vous êtes devenu une référence dans ce métier et vous avez d'ailleurs été l'interprète de François Hollande lors de son déplacement en Turquie il y a quelques semaines?
Oui. Je fais ce métier depuis trente ans maintenant et depuis une vingtaine d'années, j'ai été interprète dans toutes les réunions de très haut niveau. J'ai été l'interprète de François Mitterrand, de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy et récemment de François Hollande. J'ai fait la même chose du côté des Premiers ministres et présidents turcs.
Je suis également interprète accrédité de l'Union européenne, du Parlement et de la Commission. Je travaille aussi au Conseil de l'Europe, j'ai travaillé pour l'ONU? Aussi dans le secteur public et dans le secteur privé en Turquie, les universités, les réunions culturelles? Cela va de l'automobile à la haute politique, en passant par les parfums, la philosophie, le droit? J'ai une réunion de l'Organisation des Nations Unies pour Alimentation et l'Agriculture dans les prochains jours, qui a pour thème la pisciculture. Je ne traite pas seulement de la politique.
Quelles sont les difficultés de l'interprétation, particulièrement politique ?
Les difficultés ne sont pas propres à la politique. Toutefois, il faut savoir comment se comporter dans ce genre de milieu, il faut comprendre la finesse des messages politiques, ce qui est dit, ce qui n'est pas dit, les messages suggérés? Il faut être capable d'analyser le discours des hommes politiques. Je pense que mon passé de militant m'aide à comprendre ce genre de discours. C'est sans doute pour cela que je suis plus à l'aise dans ce domaine.
Il faut savoir que chaque domaine a sa langue particulière. Le langage du droit, de la médecine sont différents du langage ordinaire. Il y a des termes particuliers qui ont des correspondances différentes dans les autres langues. Il faut donc connaître la terminologie, être capable de comprendre les concepts, les enjeux des débats, mais aussi les façons de s'exprimer des différents orateurs. Les gens ne s'expriment pas tous de la même façon. Il y a des accents régionaux, des personnes qui parlent une langue étrangère. Un Français qui parle anglais, ce n'est pas la même chose qu'un Anglais d'Oxford !
Il y a aussi l'ambiance de certaines réunions, qui peut être tendue. Il faut savoir s'adapter à chaque fois au milieu dans lequel on est. C'est la principale difficulté. Il faut aussi savoir donner les termes exacts dans la langue traduite.
Et tout cela, très vite ! Quand vous avez un texte qui est lu à la tribune, c'est le plus difficile. La personne a réfléchi à sa phrase pendant des minutes voire des heures. Nous, nous n'avons que quelques secondes pour le comprendre et le traduire. On nous envoie très rarement les discours avant. Il y a donc beaucoup de travail à faire en amont. Il ne suffit pas d'avoir un talent, qui est toutefois nécessaire. Il ne suffit pas non plus d'avoir une technique.
Pouvez-vous nous raconter des anecdotes sur votre métier d'interprète ?
Non, je n'en ai pas parce que je suis lié par le secret professionnel, comme les avocats ou les médecins. Nous n'avons pas le droit de nous souvenir de ce qu'il s'est passé ou de ce qui a été dit. C'est l'une des contraintes de la profession et c'est en cela qu'il est difficile d'allier écriture et interprétation.
Je n'ai pas le droit d'utiliser ce que j'entends dans l'exercice de mes fonctions d'interprète. Cependant, on le retrouve quand même dans mes écrits, même si ce n'est pas sous forme d'anecdote. J'ai la possibilité de voyager beaucoup d'une part, en Turquie et à l'étranger. J'ai visité presque toutes les villes de Turquie, des pays d'Europe, des pays d'Afrique. J'ai été au contact de milieux sociaux et de professions très variés, par exemple des syndicats de mineurs, des réunions de milieux d'affaires huppés, comme le MEDEF ou encore des réunions de femmes kurdes dans l'Est de la Turquie, des réunions de philosophie, de concessionnaires automobiles? Cela me permet de voir toutes les couches de la société. Je peux aussi aller dans des lieux très différents, où je ne serais pas admis si je n'étais pas interprète. J'ai pu par exemple visiter des prisons de Turquie dans le cadre des missions du Conseil de l'Europe, aller dans les palais présidentiels du roi du Maroc ou du Président du Congo, à l'Elysée.
C'est donc un très bon poste d'observation pour comprendre ce qu'il se passe en profondeur dans la société. Les orateurs connaissent en général très bien leur sujet, leur domaine d'activité. J'apprends donc beaucoup en les écoutant et en les traduisant. Cela me permet de comprendre comment fonctionnent les sociétés, les problèmes particuliers de telle ou telle région. Je peux vraiment apprendre sur les deux sociétés que j'interprète.
Cela aide donc à l'écriture : une bonne compréhension de la société, des gens, de leur psychologie particulière. Par exemple, comment réagit un juge dans son tribunal. Dans le cadre du Conseil de l'Europe, j'ai pu suivre des procès, à la CEDH ou dans des tribunaux de droit commun. Si demain, l'un de mes personnages de fiction est juge, je suis sûr qu'il sera conforme à la réalité. Je sais aussi quelles sont les préoccupations d'un petit commerçant à Chypre ou ailleurs. C'est en cela que l'interprétation m'aide à écrire.
Lequel de vos métiers préférez-vous ?
Sans doute celui d'écrivain et de père de ma fille.
Avez-vous des projets d'écriture en cours ?
Oui. J'ai remis il y a peu à ma maison d'édition deux livres pour enfants que je viens de terminer. J'en avais déjà écrit un auparavant. Un recueil d'essais politiques que j'ai écrit dans le cadre de ma revue littéraire sortira sûrement au printemps prochain. Il aura pour thèmes les événements récents de Gezi, la question arménienne, la question kurde, la démocratie?
Je suis aussi en train de préparer un recueil de nouvelles, qui sera prêt à l'automne j'espère. Je vais commencer un nouveau roman lors de mon séjour prochain dans la villa Marguerite-Yourcenar dans le nord de la France. Il s'agit d'un projet du Conseil général du Nord qui invite chaque année des écrivains pour qu'ils écrivent. Je participe aussi régulièrement à des réunions en Turquie et en France. Je serai à Limoges et à Toulouse en juin. C'est l'occasion de parler de mes livres.
J'ai aussi des nouvelles qui vont paraître dans la revue Europe du mois de mars. J'ai notamment traduit une nouvelle de mon oncle, d'autres courts textes d'amis écrivains et j'ai écrit des articles. Une de mes nouvelles a été récemment publiée aux éditions Galaade, dans Sur les rives du Soleil. Une autre sera sans doute publiée au printemps prochain.
Enfin, mon dernier roman sera publié en français en 2015.
Propos recueillis par Julie Meynier (http://lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 20 février 2014