Le design peut-il réinventer notre rapport aux déchets ? C’est le pari de Design Matters Lab, une initiative du cluster EUNIC (European Union National Institutes for Culture) Indonésie, aujourd’hui exposée à l’Erasmus Huis Jakarta jusqu’au 3 mai 2025.


“Les déchets ne sont pas que des déchets,” a déclaré Summer Xia, co-président du cluster EUNIC Indonésie et directeur du British Council Indonesia, lors du vernissage le 27 février. “Ils peuvent devenir une opportunité. Avec de la créativité, de la collaboration et le bon état d’esprit, on peut transformer les problèmes en possibilités.”
Face à l’urgence environnementale, cinq designers européens et cinq designers indonésiens ont relevé le défi de transformer des matériaux à jeter en objets à penser. Après un bootcamp en ligne et deux semaines de résidence dans des micro-usines de Bandung, cinq prototypes sont nés. Fonctionnels, poétiques ou provocateurs, ils réinventent notre manière de produire et de consommer.
Cuir Mâché

Photo : Sylviana Hamdani
Du papier mâché… aux pattes de poulet. Rininta Isdyani (Indonésie) et Alve Lagercrantz (Allemagne) ont puisé dans un savoir-faire d’enfance pour revaloriser un rebut inattendu : les pattes de poulet, souvent jetées ou recyclées en nourriture animale.
Avec la micro-usine Hirka à Bandung, ils nettoient les peaux des pattes de poulet, les découpent à la main, les fixent sur un moule recouvert de cuir bovin, puis les collent à l’aide d’une gélatine issue du collagène de poulet. Résultat: une pochette noire, élégante, biodégradable, prête à sortir le soir.
“Oui, c’était assez difficile,” confie Rininta. “Mais en même temps, c’était sympa, parce qu’on a travaillé directement avec les artisans de Hirka, ainsi qu’avec le propriétaire. Ils nous ont beaucoup aidés et nous ont apporté plein d’idées.”
Chaise Espresso
Pas de bon café sans marc ? Pour Cokorda Gede Bagus Suryanata (Indonésie) et Ciana Martin (Irlande), les résidus d’infusion – le marc de café – sont, au contraire, le point de départ. En collaboration avec le Bell Living Lab, ils conçoivent une chaise empilable, démontable, pensée pour les cafés urbains.
L’assise compacte, faite à partir de marc pressé, rappelle les galettes d’un espresso. Le dossier, lui, utilise des panneaux souples à base de coques, tandis que le revêtement végétal imite le cuir.
“Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce projet, ce n’est pas tant le produit final, mais le fait qu’il soit le résultat d’un nouveau processus,” raconte Cokorda.
Hylume

Silencieux, isolant, et surtout, vivant. Avec Hylume, une invention novatrice, le designer indonésien Bani Muhammad, la designer française Leila Bouyssou, et l'entreprise MYCL repoussent les limites du design en explorant les propriétés du mycélium, la structure racinaire des champignons, utilisée ici sous forme de substrats récupérés après une première culture de cuir végétal.
Plutôt que de les jeter, l’équipe a réactivé ces déchets organiques pour faire pousser une nouvelle couche de champignon, créant ainsi des panneaux acoustiques 100% compostables, sans colle ni composants synthétiques. Ces modules absorbent les sons tout en contribuant à réguler la température intérieure.

“Pour le développement du projet, nous nous sommes concentrés sur les propriétés acoustiques des matériaux,” explique Leila Bouyssou. Mais ce matériau, aussi organique soit-il, a ses propres exigences.
“Ce qui distingue le mycélium des autres matériaux, c’est qu’il s’agit d’un organisme vivant,” précise Bani. “On ne peut pas vraiment imposer nos idées à la matière, mais il faut établir une relation de respect mutuel. Cela change notre façon de penser la production.”
Lampoep
À Yogyakarta, le quotidien de Ratna Djuwita (Indonésie) est imprégné des fortes odeurs liées à la fabrication du tahu (tofu). Dans de nombreuses rues de Bantul, les eaux usées issues de ce processus — acides et chargées de résidus — sont encore trop souvent rejetées sans traitement dans les caniveaux.
Plutôt que de détourner le regard, la designer choisit d’agir en transformant ces rejets en une source de lumière. En collaboration avec Pim van Baarsen (Pays-Bas) et la micro-usine Cowka, elle imagine une lampe artisanale conçue à partir de déchets organiques locaux : l’eau issue de la fabrication du tofu et la bouse de vache. Deux matières fréquemment déversées dans les égouts, avec des conséquences néfastes pour les ressources en eau.
La bouse, après avoir été lavée, bouillie, puis mélangée à de la fécule, est moulée pour former un socle robuste. Quant aux eaux usées du tofu, elles sont fermentées à l’aide de bactéries pour produire un écran diffuseur translucide, à l’aspect délicatement lacté.
Il en résulte une lampe douce, nomade, et profondément ancrée dans une démarche de soin environnemental — un objet poétique qui redonne vie aux déchets du quotidien (voir photo de une).
TAC_tiles
Le projet TAC_tiles est né d’un constat simple: en Indonésie, les personnes malvoyantes rencontrent de grandes difficultés pour se repérer, faute d’infrastructures adaptées. Pour y répondre, Fariz Fadhillah (Indonésie) a imaginé des dalles podotactiles plus accessibles, tout en tenant compte des enjeux écologiques.
Avec la designer Chloe Xingyu Tao (Royaume-Uni) et le soutien du Conture Concrete Lab, il développe des modules de guidage à partir de matériaux recyclés : mégots de cigarette, plastiques multicouches, semelles usées et verre pilé.
Testées dans une école spécialisée à Bandung, ces dalles sont conçues pour être facilement repérables, aussi bien au toucher qu’à la vue – y compris pour les personnes daltoniennes – grâce à l’utilisation de couleurs contrastées (bleu, jaune et gris).
“C’est un projet qui trouve un véritable équilibre entre les enjeux environnementaux et sociaux,” souligne Fariz.
L’exposition dépasse le simple geste de montrer : elle ouvre un dialogue fertile entre l’Europe et l’Asie, entre déchets oubliés et créativité locale. Elle nous invite à changer de regard sur ce que l’on écarte sans y penser — et laisse entrevoir un avenir possible dans les marges, là où naissent les réinventions.