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Agnès Buzyn: "Le monde entier est une forme de désert médical"

Invitée par l'association d'amitié franco-espagnole Dialogo, l'ex ministre de la Santé française était la semaine dernière de passage à Madrid, pour un regard croisé avec des professionnels espagnols du secteur. Aujourd'hui conseillère à la Cour des comptes, après avoir assumé la direction académique de l'OMS en 2021-2022, cette médecin de formation, enseignant-chercheur à l'université Paris-Descartes et à l'hôpital Necker, a été prise de plein fouet dans la tourmente de la crise du Covid. Elle s'emploie désormais, outre ses missions de contrôle, à transmettre via les nombreuses conférences auxquelles elle participe "de la hauteur de vue" concernant l'état du système de santé en France, dans un contexte où la mondialisation joue un rôle décisif sur les politiques nationales. "Dresser le constat des déficiences ne suffit pas", estime-t-elle.

Agnès Buzyn à MadridAgnès Buzyn à Madrid
Agnès Buzyn lors de son passage à Madrid / lepetitjournal.com
Écrit par Vincent GARNIER
Publié le 28 octobre 2024, mis à jour le 29 octobre 2024

 

 

À Madrid, l'ancienne cheffe de l'avenue Duquesne a non seulement défendu son actuation à l'occasion de la pandémie, elle a aussi décrypté les enjeux auxquels se trouvent confrontés les acteurs de la santé, des soignants aux patients, en passant par la chaîne de décideurs. Un exposé passionnant, qui plus de quatre ans après une pandémie qui a changé le cours de tant de vies, a permis de présenter les raisons profondes qui expliquent pourquoi le système tousse encore. Alors, c'est grave docteur ?

 

Si 100 ans plus tard on s'accorde encore avec l'Espagnol Gregorio Marañon, pour considérer la chaise "qui nous permet de nous asseoir à côté du patient et l'ausculter" comme la plus grande avancée en médecine du siècle dernier, alors oui, c'est grave. Car tout indique que ce rapport du médecin au patient est en grande partie voué à disparaître, en France et dans le reste du monde. Et l'intervention d'Agnès Buzyn jeudi dernier au CaixaForum de Madrid aura largement contribué à démonter le mythe selon lequel le système de santé est en crise - et qu'une fois surmontée la crise, tout sera de nouveau comme avant. Sous la pression de l'allongement de la durée de vie, les systèmes pensés après guerre pour faire face à des pathologies aigües affrontent aujourd'hui de nouveaux besoins : ceux notamment d'une population de plus en plus âgée, souffrant de pathologies désormais chroniques, couplées à une perte de mobilité. En d'autres termes, on vit plus vieux, mais l'augmentation de la durée de vie entraîne des besoins médicaux de plus en plus nombreux auxquels l'attention sanitaire n'est globalement pas adaptée. C'est vrai dans l'Hexagone et partout dans le monde, où l'explosion démographique accentue sur l'ensemble du globe les tensions en besoins de santé. "En deux générations, on est passés de 4 à 8 milliards d'habitants", a rappellé l'intervenante, "parallèlement 3 milliards de personnes sont sorties de la grande pauvreté et sont -aussi- devenues des consommateurs de médicaments". Conséquence de cette situation, il manquerait 18 millions d’agents de santé d’ici à 2030 à l'échelle mondiale selon l'OMS. "Le monde entier est une forme de désert médical", observe Agnès Buzyn, et la France n'est pas en reste. 

 

 

 

 

L'Etat providence est-il en péril ? C'est l'interrogation que posait la conférence organisée par Dialogo et qui débouche logiquement du contat précédemment posé. Pour l'ex ministre, "notre système n'est pas en crise, il est en transition". Et d'avertir : "Nous n'allons pas revenir à l'état antérieur". L'époque du médecin de village dédiant cinq à six (longues) journées hebdomadaires au suivi de la santé de ses familles est résolument révolue. Les patients ont vieilli, leurs besoins, en se chronifiant, se sont multipliés et... le nombre de praticiens a constamment diminué. On peut dire que les gestionnaires n'auront en la matière pas brillé par leur sens de la planification et fait preuve d'un manque criant d'anticipation. "La France a souffert de deux phénomènes synergiques", analyse Agnès Buzyn, "n'ayant d'une part pas prévu la hausse des besoins liée au vieillissement et d'autre part mis en place dans les années 80 un numerus clausus limitant à 4.000 le nombre de médecins formés chaque année, alors qu'on aurait dû en former 10 ou 12.000".

Et à la pénurie de médecins s'ajoute une évolution du rapport des praticiens avec leur métier, notamment eut égard à l'équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. Les médecins d'aujourd'hui continuent à travailler plus que la moyenne française, mais de plus en plus font le choix de réduire leurs horaires. Bref, "le temps médical disponible" n'est pas suffisant. La création fin 2007 des Maisons de santé, à vocation pluri-professionnelle, constitue la réponse à cette évolution : elle a pour objectif, en regroupant auxiliaires médicaux, professionnels et pharmaciens, de promouvoir l'exercice collectif du suivi des besoins de santé d'une population et faciliter le parcours de santé des personnes malades. "La transformation d'un système de santé des années 50, vers un système de santé qui répond aux enjeux du 21e siècle, va être longue (sur une trentaine d'années) et douloureuse", avertit Agnès Buzyn, notamment "parce qu'il y a beaucoup de résistances".

 

Nos médecins sont recrutés à 100.000 dollars par mois par des pays du Golfe

 

En attendant de disposer du nombre de médecins correspondant aux besoins réels (et il faudra patienter jusqu'en 2035 selon l'ex-ministre), les économies sont à l'ordre du jour, les nouvelles technologies incarnent l'espoir d'une meilleure prise en charge des patients et la flexibilité est de mise. Des économies, pour maintenir les dépenses de santé à hauteur de 11,5% du PIB (3e pourcentage le plus élevé au monde derrière les Etats-Unis et l'Allemagne, contre 7% de dépense publique en Espagne par exemple), en dépit de la hausse constante des besoins, "de l'ordre de 4% par an". Toute la réorganisation du système de santé français tourne évidemment aussi autour de cette question. Cette réorganisation inclut une incorporation des nouvelles technologies. Exit la chaise, donc, et place notamment à la télémédecine, mais aussi à l'intelligence artificielle, qui "devrait éviter énormément de dépenses inutiles", mais aussi "assurer des diagnostics beaucoup plus fiables". Enfin flexibilité : "Nous allons déléguer beaucoup de tâches médicales à d'autres professionnels de la santé, comme les infirmiers ou les pharmaciens, pour faire gagner du temps aux médecins", décrypte la conseillère.

 

 

Agnès Buzyn aux côtés de Sylvia Carrasco
Agnès Buzyn aux côtés de Sylvia Carrasco, directrice de Dialogo / lepetitjournal.com

 

La France s'appuie aussi sur l'incorporation de médecins étrangers. Mais là encore, la mobilité internationale a ses limites, notamment concernant la reconnaissance des diplômes. Automatique au sein de l'UE, elle est au-delà, "et de façon incroyable", compétence du Ministère des Affaires étrangères. "La reconnaissance des médecins dépend donc du niveau d'accord entre la France et le pays tiers, mais pas du tout du niveau d'études et de compétences des professionnels qui en sont issus", se désole Agnès Buzyn. S'ajoute à cela que "la France n'est plus une destination attractive" pour les professionnels du secteur. Pire, "nos médecins sont recrutés à 100.000 dollars par mois par des pays du Golfe", se lamente l'ex ministre. C'est l'une des conséquences de la mondialisation sur le secteur de la santé en France. Pas la seule, comme on le verra. 

 

Il y a un phénomène de mondialisation que nous n'avons pas bien appréhendé

 

Ou comme on l'a déjà vu, plutôt, avec la crise du Covid notamment. Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé du 17 mai 2017 au 16 février 2020, en sait quelque chose. Elle a publié dans son livre "Journal: Janvier-juin 2020" sa version des faits auxquels elle a en partie pris part -jusqu'en février au moins, date à laquelle elle aura quitté le ministère pour diriger les listes LREM aux Municipales de Paris. "J'ai été la première au monde à commander des masques", a-t-elle déclaré lors de la conférence, "c'était le 21 janvier, avant même qu'il y ait un cas sur le sol européen". Problème : la matière première qui sert à fabriquer lesdits masques est exclusivement produite à... Wuhan, épicentre de la pandémie, alors "fermée du monde" et objet d'un féroce confinement. "Il y a un phénomène de mondialisation que nous n'avons pas bien appréhendé", estime Agnès Buzyn. De fait l'affirmation est valable à de nombreux niveaux à l'échelle de la santé. Il en va ainsi de même du tissu bleu des masques que pour les gants utilisés dans le cadre d'autres épidémies, comme l'Ebola, "produits dans un seul pays", ou pire, pour certains principes actifs de médicaments, produits dans une seule usine au monde... "Quand la production s'arrête, tout s'arrête". Pour Agnès Buzyn, le rapatriement sur le continent de la production des principes actifs, notamment de ceux intervenant dans les médicaments "essentiels à la vie", constitue donc "un enjeu de souveraineté pour l'Europe". Quant aux pandémies, autre conséquence de la mondialisation, "leurs risques de propagation augmentent et s'accélèrent". "Force est de constater que la géopolitique internationale, dans un monde bipolaire de plus en plus dangereux, ne va pas être en faveur d'une préparation aux grandes crises sanitaires", prévient l'ex ministre. Dans le cas d'un nouvel épisode planétaire, "je ne crois pas que nous aurons une bonne coopération avec certains pays", estime-t-elle, "et les prochaines crises seront non seulement sanitaires, mais aussi climatiques et terroristes".  

 

 

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