Édition internationale

Nancy Berthier: "Je veux retrouver l'esprit des origines de la Casa de Velázquez"

C'est la première femme à diriger la Casa de Velázquez, depuis sa création en 1928. Dès sa prise de fonctions en janvier 2022, cette chercheuse et ancienne membre de l'institution inscrivait l'hybridité artistique et scientifique au cœur du projet d'établissement, et comme socle du centenaire qui sera célébré prochainement. "Le projet de la Casa de Velázquez a vu le jour à la veille de la Première Guerre mondiale, à un moment où la défense de la connaissance, l'art et la culture était plus que jamais nécessaire", rappelle-t-elle. Et de poursuivre : "Dans un contexte international troublé, il importe plus que jamais de défendre les valeurs qui sont au fondement de l'institution et cultiver la liberté et l'excellence qu'elle héberge et promeut".

nancy berthier casa velazquez madridnancy berthier casa velazquez madrid
Nancy Berthier, directrice de la Casa de Velazquez, à Madrid / DR
Écrit par Vincent GARNIER
Publié le 8 avril 2025

Quelques jours après que le gouvernement français demande aux acteurs de la recherche de réfléchir à des dispositifs d'accueil des chercheurs américains, dans un contexte de réduction de financement de pans entiers de la recherche aux Etats-Unis, Nancy Berthier souligne la vive inquiétude dans les laboratoires. De retour de la Ville Lumière, où elle a notamment participé au jury de recrutement des prochains chercheurs et artistes qui seront accueillis en résidence au sein de la Casa de Velázquez ("tous extraordinaires"), elle en a aussi profité pour échanger avec ses homologues des organismes nationaux de recherche. "Les principes mêmes de la liberté académique peuvent être mis en danger", estime-t-elle. "Les mécanismes restent à définir, mais nous allons participer, à notre échelle, au soutien de ces chercheurs", annonce la directrice.

Les mécanismes restent à définir, mais nous allons participer, à notre échelle, au soutien de ces chercheurs

En charge de coordonner au quotidien une institution capable d'enfanter simultanément un large éventail de travaux de recherche et de création, allant de "la production et la consommation des céramiques ibériques et africaines" aux "pratiques administratives et gouvernementales développées dans les territoires sous l'autorité de la monarchie navarraise", pour ne citer que deux des dernières initiatives scientifiques promues par la "Casa", en passant par une exposition portant sur "l'arbre comme symbole d'appartenance, de résistance et de transcendance" (organisée autour de Barthélémy Toguo, parrain de la promotion d'artistes 2024-2025), on comprend l’inquiétude de Nancy Berthier vis-à-vis d'initiatives visant à restreindre la libre utilisation de données cruciales et la production intellectuelle. A l'instar d'une célèbre expression espagnole selon laquelle on ne peut pas mettre de portes à la campagne, et donc limiter l'immensité à un terrain réduit, les champs d'exploration et de recherche promus au sein de l'institution constituent une véritable ode à la curiosité, la liberté et la soif de savoir, mais aussi sans nul doute à l'esprit critique.

 

casa de velazquez madrid

 

Il n'est pas inutile de rappeler que depuis sa création, la Casa de Velázquez a développé ses activités autour d'un modèle unique, soutenant à la fois la création artistique contemporaine et la recherche scientifique dans le domaine des sciences humaines et sociales, et qu'elle mène à bien cette double mission grâce à l'action conjointe de ses deux composantes : l'Académie de France à Madrid (section artistique) et l'École des hautes études hispaniques et ibériques – EHEHI (section scientifique). Pour Nancy Berthier, l'initiative du compositeur Charles Marie Widor et de l'archéologue Pierre Paris, les "pères" de l'institution, initiée dans un contexte particulièrement adverse, constitue "une leçon de vie extraordinaire" qui devrait nous inspirer, à l'aune des bouleversements que connaît le monde moderne. Mais c'est aussi l'origine "diplomatique" de la Casa de Velázquez, pour la construction de laquelle le roi Alfonso XIII aura cédé à la France l’usufruit des terrains, qui ancre l'institution dans une tradition de rapprochement et d'union entre les peuples. 

Réenchanter la Casa de Velázquez

 "Je veux retrouver l'esprit des origines de la Casa de Velázquez", déclare la directrice qui, dès son arrivée à Madrid portait dans ses valises un programme ayant l'hybridation au cœur du projet d'établissement. Pour elle, "il est essentiel de faire dialoguer la création et la recherche et de promouvoir, plus encore, les passerelles entre les disciplines". De fait, si les passerelles existent depuis l'origine de l'institution, la mission de la directrice passe aussi, et de façon assez élémentaire, par le simple fait d'aviver les projecteurs qui éclairent cette facette de son activité. La communication est au cœur de la démarche. Pour Nancy Berthier, il s'agit aussi, à l'instar d'une initiative menée à bien au sein de la Villa Médicis de Rome, de "réenchanter" la Casa. "Par exemple", illustre-t-elle, "nous avons récemment réenchanté la bibliothèque, en travaillent sur l'aménagement des lieux et l'habilitation d'espaces permettant d'accueillir des œuvres d'artistes, afin d'en faire un endroit de rencontre entre chercheurs et créateurs, toujours plus inspirant". Prochainement, ce sont les jardins qui devraient être "réenchantés", avec un paysagiste en résidence qui devrait effectuer tout un travail sur la permaculture -inscrit dans le cadre de la gestion écoresponsable que promeut la directrice.

 

bibliothèque casa velazquez madrid
La bibliothèque a récemment été "réenchantée" avec à la clé un espace propice à le rencontre entre chercheurs et artistes / DR


 
Mais le dialogue entre création et recherche passe aussi par des actions plus concrètes. C'est le cas des expositions où la thématique de l'échange est centrale, à l'instar de l'exposition "Art et archéologie", organisée en 2024. C'est le cas aussi d'une initiative particulièrement originale, la création d'une collection d'ouvrages, Artis Amore, qui permet de générer ou de rendre visible des actions hybrides. "Chaque ouvrage est unique", décrypte son instigatrice, "et participe à la valorisation des liens entre travail artistique et scientifique, à travers un bel objet, accessible à tout un chacun, qui va participer à faire valoir à la fois les travaux de l'artiste, mais aussi ceux souvent moins accessibles du chercheur". A l'occasion des 50 ans de la mort de Picasso, ce sont ainsi deux ex-résidents de la "Casa", le Français Emmanuel Guignon, conservateur du musée Picasso à Barcelone, et l'artiste espagnole Carmen Calvo, qui ont été réunis au sein d'un ouvrage intitulé Diego Velázquez invite Pablo Picasso, expliquant le processus créatif et la relation entre deux grandes figures de la peinture espagnole. Dans la continuité, "l'hybridation sera au cœur de l'ambitieux programme de célébration du centenaire de la Casa de Velázquez, qui se tiendra sur l'année 2027/2028", assure Nancy Berthier.

Le centenaire de la Casa de Velázquez se tiendra sur l'année 2027/2028

En attendant, l'institution vit au rythme frénétique de 9 événements scientifiques par mois, mais aussi 243 intervenants accueillis, en provenance de 80 institutions différentes. Les manifestations artistiques quant à elles, "ne sont pas en reste et mobilisent également un vaste réseau de partenaires et un important public tout au long de l’année", explique Nancy Berthier.

 

casa de velazquez madrid

 

Après le succès des dernières portes ouvertes, et la venue de plus de plus d’un millier de personnes dans les installations en cinq heures d’ouverture et malgré une pluie battante, mais aussi la formidable vitrine qu'a représenté ARCO pour les membres de la "Casa", avec 5 artistes de la promotion actuelle exposés sur le salon, ainsi qu’"une très belle représentation des anciens" et un Prix -le Premio Talento Joven Opening. Nuevas galerías- remis au résident Omar Castillo Alfaro, l'institution prépare les prochains rendez-vous : Photoespaña où la Casa de Velázquez aura "une présence très originale et très spéciale", mais aussi l'exposition de fin de résidence des artistes, à partir du 29 mai.

 

casa de velazquez madrid
Plus d'un millier de personnes ont assisté aux dernières journées portes ouvertes / DR

"Nous nous efforçons à multiplier les partenariats", éclaire la directrice, "à sortir des murs et de nos frontières". Avec plus de 200 partenaires en Espagne, en France, au Portugal et au Maghreb notamment, la Casa de Velázquez vient donc greffer à la centaine de personnes qui forment sa communauté au quotidien, en résidence ou en accompagnement sur des programmes plus ponctuels, un univers particulièrement riche, qui transcende les beaux bâtiments de la rue Paul Guinard.