D’un style hybride singulier, la shophouse est un mixte de la maison traditionnelle du sud-est asiatique et de la maison hollandaise bordant les canaux d’Amsterdam. Son nom vient du mandarin « dian wu ». A Singapour, elle incarne un concept architectural vernaculaire, synonyme d’identité collective. En réalité cette forme de bâtiment à double fonctionnalité (logement dans les étages supérieurs et commerce au niveau de la rue) se retrouve un peu partout dans le monde et bien entendu dans les centres historiques des villes d’Asie du Sud-Est. Depuis quelques années, Singapour les protège non seulement pour leur valeur architecturale et historique mais aussi pour leurs écosystèmes. L’évolution de leur style suit l’évolution du statut social de leurs habitants au fil des ans. L’URA les a recensés en six styles principaux, mais les multiples influences culturelles, les sensibilités locales, l’imagination des architectes rend la tâche souvent difficile. Chinatown a été l’un des premiers quartiers à les sauvegarder. Nombreuses sont les shophouses qui sont devenues, après restauration, restaurants, bureaux, boutiques et hôtels.
A l’arrivée des Britanniques en 1819, seuls 500 Malais et un petit nombre de Chinois peuplent Singapour. Au fil des ans, de nombreux immigrants chinois, indiens, indonésiens, arméniens, arabes, attirés par les opportunités commerciales viennent grossir les rangs. En 1822, Singapour compte plus de 10,000 personnes, en 1842, 60,000. Les Européens, eux, sont très peu nombreux. Raffles imagine un modèle de ville sur le modèle d’un camp militaire et sur le fondement d’une ségrégation ethnique. Bien des raisons sont avancées : sanitaires, sécuritaires, fonctionnalité, efficacité administrative.
En 1822, l’ingénieur colonial Jackson dessine un plan d’urbanisme qui divise la ville en quatre quartiers. On alloue à la communauté chinoise, qui représente la majorité de la population migrante, la partie sud-ouest, assez marécageuse, de la rivière Singapour. Il y existe déjà un petit village chinois, le chinese Kampong. Le District est divisé lui-même en quatre quartiers au caractère distinct Telok Ayer, Kreta Ayer, Bukit Pasoh et Tanjong Pagar, fonction de l’origine et des dialectes des immigrants. Ces derniers Hokkiens Teochews, Cantonnais, Hainanais, Hakkas and Foochows, arrivent pour la plupart des côtes sud-est de la Chine. Sir Raffles prévoit jusqu’au moindre détail. De chaque côté d’une rue, toutes les maisons mitoyennes, doivent présenter des façades similaires, en briques ou tuiles avec au rez-de-chaussée, une véranda d’une profondeur d’au moins cinq pieds (five-foot way) formant un passage public couvert et continu, protecteur de la pluie et du soleil. En 1910, le gouvernement exige que ces maisons aient aussi des sorties à l’arrière (backlanes) pour permettre la collecte des déchets humains et d’échapper aux incendies et en 1920, des escaliers externes.
THE SCARLET HOTEL 1868
Coquin et Glamour
Les premières shophouses dites Early style Shophouse (1840-1900) sont construites pour une classe sociale de commerçants et d’artisans très modestes. Les maisons sont à un étage avec une ornementation minimale, des toits en tuiles et des petites fenêtres à jalousie en bois qui protègent contre le rayonnement solaire direct. Les matériaux utilisés ne sont pas de la meilleure qualité et elles sont toutes monochromes.
Non loin de Club street, sur l’ancien Mont Erskine du nom d’un ingénieur colonial et sur un site développé par le propriétaire de la colline de Ann Siang, l’hôtel Scarlet présente certainement le meilleur exemple architectural des ‘’early shophouses”. Il se niche dans un ensemble de 14 maisons bordant une petite rue qui se déroule tel un serpent, avec à son extrémité, un bel immeuble Art Déco. Si le décor intérieur de cet étonnant boutique-hôtel vous transporte dans un passé glamour, opulent et un peu théâtral, la réalité est bien différente en 1868. Des immigrants pauvres y logent dans des conditions sordides. Ou plutôt des immigrantes car selon les archives du Scarlet, les étages sont des dortoirs pour les femmes chinoises de la région de Canton, ‘’les Samsui’’ employées dans la construction ou recrutées comme domestiques. On partage tout, cuisine, salle de bains et latrines quand il y en a ! Plus tard s’y installent des vendeurs de voitures à cheval. Dans la journée les cochers transportent les gens. La nuit, ils dorment avec leurs chevaux dans les shophouses dont les planchers et portes ont été retirés. En 1924, un bâtiment Art Déco est érigé à l’angle des rues Erskine et Ann Siang. Conçu par les architectes Westerhout & Oman, l’immeuble fut le siège de la Hok Kiaw Athletic Association (une troupe de danse du lion) et celui du syndicat des imprimeurs de Singapour.
Deux restaurations successives ont permis de ressusciter cet ensemble unique et très ancien. Ouvert en 1999, le Scarlet fut le tout premier boutique-hôtel de Singapour. Il a reçu le prix du Singapore Architectural Heritage en 2005 pour sa rénovation exemplaire.
Le saviez-vous ? Les arcades (fivefootways) deviennent vite encombrées. Chacun y va de son commerce. Tant et si bien que le gouvernement colonial essaie de disperser les marchands plutôt brutalement. S’en suivent en février 1888 (avec le soutien des sociétés secrètes chinoises) trois jours d’émeutes the Verandah Riots. Aujourd’hui encore les autorités municipales doivent veiller à ce que les commerçants ne bloquent pas le passage avec leurs marchandises.
SIX SENSES DUXTON 1900
Diamant noir et Goldfingers
Un peu plus loin, la colline de Duxton est une des premières collines de Singapour à être déboisée. Après plusieurs transferts, elle devient la propriété d’un chirurgien gouvernemental, le docteur Montgomerie, un passionné d’horticulture. Treize hectares de plantations de clous de girofle et de noix de muscade s’étendent entre Tanjong Pajar et Neil Road. Lorsqu’une mystérieuse maladie décime l’ensemble de ces plantations à Singapour, les terrains sont divisés et vendus en parcelles sous la pression immobilière. La société Tanjong Pagar Dock Company aquiert Duxton, transforme une partie en domaine résidentiel pour ses employés et concède l’autre à des promoteurs. Vers la fin du XIX siècle, les marchands chinois des Détroits qui ont fait fortune souhaitent vivre dans des maisons plus cossues, plus colorées avec un peu plus d’ornementation. Ils veulent surtout échapper à ce Chinatown irrespirable dont la population de 100,000 personnes en 1871 passera à près de 500,000 en 1931. Les habitations sont surpeuplées, insalubres, les rues congestionnées et fétides. Les conditions de vie extrêmement difficiles et dangereuses : prostitution, sociétés secrètes, opium, maladies et risques élevés d’incendie. Les environs paisibles de Duxton hill se transforment en quartiers résidentiels. Ce sera de courte durée car le site si paisible deviendra vite dangereux et violent.
En 1903, la construction de la station de rickshaw toute proche entraîne un afflux de coolies. Phénomène qui encourage l’ouverture des salles d’opium, des maisons de passe, l’apparition de raquetteurs en tout genre et la multiplication des bagarres entre bandes rivales. En 1900, trois riches entrepreneurs chinois font bâtir par le fameux cabinet d’architecture Almeida et Kassim en partenariat avec l’architecte Loh Kiam Siew, une rangée de shophouses. Symétrie et uniformité découlent de leur alignement parfait le long de l’étroite rue de Duxton. Elles reflètent le style Chinese Baroque (ou late style 1910-1930) style inspiré par l’architecture classique grecque et romaine, mais réinterprété. Plus hautes que les précédentes, à deux étages, elles présentent plus d’ornementation, des impostes à éventail géorgiennes, des pilastres surmontés de chapiteaux corinthiens démontrant la prospérité de leurs propriétaires. Les pièces du rez-de-chaussée ne sont plus destinées au commerce mais à l’accueil des invités ou visiteurs. Très élégantes, huit de ces shophouses, diamant brut du patrimoine singapourien ont donné naissance à l’hôtel Six Senses Duxton. L’architecte, Anouska Hempel, ancienne James Bong Girl a eu l’audace de peindre en noir les façades. L’étrangeté a rajouté une dose féérique à cet ensemble classé. La véranda avec en surplomb, son petit toit de tuiles vertes vernies de Chine, est devenue terrasse. L’intérieur magique, noir et or est une véritable ode au Shanghai des années 30.
Le Saviez-vous ? L’une des raisons pour lesquelles les shophouses étaient étroites est liée aux impôts. Les bâtiments étaient taxés en fonction de leur façade sur la rue et non en fonction de leur superficie.
SIX SENSES MAXWELL 1929
Tout en prestance
Petit village de pêcheurs, Tanjong Pagar se développe au milieu du XIXe siècle lorsque des docks près du nouveau port Keppel sont construits. Le long de Murray Street, le cabinet architectural Swan& Maclaren construit un beau bâtiment de style Art Déco pour un riche chinois monsieur T.S KUNG, propriétaire du cinéma Empire. La famille Kung vit, elle, au 37, Emerald hill. Les façades distinctives donnent sur Maxwell Road et Cook street. Sur la rangée des 14 shophouses au-dessus du five foot way on remarque la sobriété des décorations, les fenêtres à la française, les lignes géométriques. Les éléments structurels, comme les balcons suspendus du deuxième étage révèlent l’utilisation de nouvelles techniques de construction. Sur Murray Terrace, le fronton de la façade en briques rouges (le style ignore les murs décorés avec des carreaux) exhibe la date de construction de l’immeuble ‘’1929’’, et porte un mât, illustratifs de l’Art Déco. Une belle tête de lion sculptée laisse penser que ce bâtiment britannique, nommé en l’honneur du colonel A. Murray, ingénieur colonial et commandant du Singapore Volunteer Corps fut utilisé un temps par l’armée britannique. La décoration très cosy de l’hôtel a été réalisée par le designer français Jacques Garcia.
Le Saviez-vous ? Le rickshaw, d’origine japonaise fut introduit à Singapour, via Shanghai en février 1880. A l’opposé de celui de Hong Kong, il était à double siège et ne devint à siège unique qu’en 1904. Moyen de transport public, il fut une source de revenus pour des milliers d’immigrants chinois entre 1880 et 1930.
SOLOHA HOTEL 1950/1960
Urbain Chic
Le style des shophouses a évolué au cours des ans reflétant une certaine prospérité, la situation économique du moment et la nature cosmopolite de la société. Dans le triangle que constituent les rues Keong Saik et Teck Lim, on découvre de nombreuses shophouses représentatives du Second Transitional Style. Certaines sont Art Déco comme le Loft Hotel1929@Chinatown. L’immeuble Tong Ah Building (Potato Head Folk) tombe dans la catégorie Tropical Deco style. Le quartier a commencé à s’embourgeoiser dans les années 1990. Il était notoirement connu pour être un des quartiers ‘’chauds’’ de Singapour. Le long de la rue Keong Saik, les shophouses hébergeaient maisons closes et associations de clans chinois.
Le récent boutique-hôtel Soloha se situe rue Teck Lim du nom d’un riche homme d’affaires chinois à la tête d’une plantation de tapioca. Il remplace une vieille institution, l’hôtel Chinatown. La restauration a permis une réorganisation et une modernisation qui a respecté les éléments patrimoniaux précieux des trois shophouses qui le composent. La façade se pare de couleurs de bord de mer. Les volets et les panneaux de porte ont été peints en bleu indigo, couleur déjà très populaire au XIXe siècle. Difficile de classifier cet ensemble de l’époque 50/60 tant l’esthétique est éclectique : des éléments néo-classiques (pilastres, colonnes doriques chapiteaux corinthiens) côtoient des éléments d’Art Déco tels les panneaux de vitre à croisillons. L’ornementation générale reste cependant sobre. Le décor intérieur de cet hôtel branché improbable, vibrant et multicolore vous ravira.
Le saviez-vous ? Un panneau en bois devant l’entrée des shophouses signalait le nom du commerce ou le nom de chacun des membres de la famille y résidant.
Note : Nous venons d’apprendre que le groupe Six Senses se retirait du management des deux hôtels Duxton et Maxwell.
Ils réouvriront en 2021 sous le nom de Duxton Reserve, Autograph collection et The Maxwell Reserve, Autograph collection
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