Louis-Jean Calvet, linguiste français de renom, lors de son passage à Singapour dans le cadre du festival Voilah, nous livre sa vision concernant l’évolution linguistique de Singapour de l’époque coloniale à aujourd’hui.
Mr Calvet est professeur des universités et sociolinguiste. Il est détenteur du prix Ptolémée obtenu en 2016 et du prix Georges Dumézil de l’académie française en 2017 pour son ouvrage : « La Méditérranée, mer de nos langues ». Spécialiste de la linguistique et du colonialisme et du lien entre les langues et le pouvoir, il participe à la création d’une sociolinguistique française dont il est l’un des plus fervent représentant aux quatre coins de la planète. Il a été invité à discourir à Singapour lors du festival Voilah du 3 au 17 novembre 2019.
Lepetitournal.com : Mr Calvet, que vous inspire l’évolution linguistique de Singapour à l’époque coloniale ?
Louis-Jean Calvet : Singapour a gardé la langue héritée de l’époque coloniale, l’anglais, comme langue officielle, ce qui est le cas de la plupart des anciennes colonies. Ce qui est original, c’est d’y avoir ajouté trois autres langues (mandarin, tamoul, malais), et d’avoir systématisé un bilinguisme scolaire. Mais les Singapouriens d’origine chinoise ou indienne n’ont pas nécessairement pour langue maternelle le mandarin ou le tamoul. C’est l’état qui leur assigne cette langue. Et il y a peut-être là l’envers de la médaille. Si le malais est à l’évidence une langue locale, les migrants chinois par exemple peuvent parler hakka, min nan ou cantonais et on leur impose le mandarin. Sans doute y a-t-il ici la traduction linguistique d’une géopolitique plus large. Mais ce qui se passe actuellement à Hong Kong montre que les gens, qui ont des revendications diverses, se battent aussi pour leur langue, le cantonais, contre le mandarin.
Comment envisagez-vous l’évolution linguistique de Singapour aujourd’hui dans son contexte multiculturel et plurilingue ?
J’ai été frappé par l’enquête du ministère de l’éducation publiée en octobre. Selon ses résultats, autour de 70% des élèves de primaire parlent anglais à la maison. Ce qui semble indiquer que le bilinguisme est un peu biaisé et que l’anglais est en train d’avaler les trois autres langues. L’environnement graphique le montre d’ailleurs. Par exemple, les plaques indiquant le nom des rues ne sont qu’en anglais, comme les enseignes de la plupart des commerces et des bâtiments officiels. C’est-à-dire que les quatre langues officielles ne sont pas vraiment à égalité. Quant au malais, qui est aussi langue nationale, son usage officiel est limité aux paroles de l’hymne national et aux ordres dans l’armée…
Avez-vous eu l’occasion lors de votre séjour d’entendre les locaux vous parler en « singlish » ?
Oui, et j’ai aussi vu qu’on écrivait en singlish, des romans, des poèmes. Il est classique qu’une langue se répandant sur de larges territoires prenne des formes locales. C’est le cas de l’arabe, de l’espagnol, du français et, bien sûr, de l’anglais. On parle aussi un anglais particulier en Inde ou au Nigeria. A Singapour, le gouvernement semble lutter contre le singlish, préconisant l’utilisation d’un anglais standard. Mais, historiquement, la langue du peuple a toujours remplacé la langue du pouvoir. Le « mauvais » latin que parlaient les Français il y a une dizaine de siècles est devenu le français, et le singlish est dans une situation comparable face à l’anglais que ce « mauvais latin » face au latin. C’est-à-dire que si l’anglais avale les autres langues officielles, il pourrait bien être, à terme, avalé par le singlish. Mais, comme disait Woody Allen, « il est très difficile de faire des prévisions, surtout quand il s’agit de l’avenir ».